Bis repetita, à peine quittés la Halle en 2012 que revoilà les musiciens de l’Orchestre du Théâtre Mariinsky de Saint-Petersbourg et leur maestro attitré Valery Gergiev, le Directeur Général et Artistique de la formation. Et ce, dans un programme tout Chostakovitch d’une extrême densité puisqu’on y retrouve pas moins que la Symphonie n°1 suivi du Concerto pour violoncelle n°2 et en deuxième partie, la Symphonie n°10. Près de deux heures de musique du dernier grand symphoniste de notre temps.
Le Mariinsky est un des plus anciens ensembles musicaux de Russie. Son histoire remonte au début du XVIIIè siècle avec le développement de la Kapella Cour Instrumental. L’orchestre a eu l’honneur d’être le créateur de nombreux opéras et ballets de Tchaïkovski, des opéras de Glinka, Moussorgski et Rimski-Korsakov et des ballets de Chostakovitch, Khatchatourian et Asafiev.
Depuis 1988, il est dirigé par Valery Gergiev, figure marquante dans le monde de la musique depuis maintenant un quart de siècle et toujours dans le Top Ten des chefs qui comptent aussi bien dans le symphonique que dans la direction d’opéras. Son arrivée à la tête de l’orchestre a inauguré une nouvelle ère d’expansion fulgurante du répertoire qui comprend aujourd’hui toutes les symphonies de Beethoven, Brahms, Mahler, Prokofiev et bien sûr Chostakovitch, sans oublier les Requiem de Mozart, Berlioz, Verdi, Brahms et Tishchenko et divers travaux de compositeurs tels que Stravinsky, Dutilleux, Henze, Schedrine, Gubaïdoulina, Kancheli et Karetnikov.
En plus de son activité en rapport direct avec le Mariinski, Gergiev a un emploi du temps phénoménal dont l’énumération des différentes plages ne pourrait se révéler qu’extrêmement fastidieuse. Dirigeant à la fois plusieurs Festivals, il n’oublie pas de conseiller de futurs chefs d’orchestre tout en participant à l’émergence de pléthore de chanteurs de renommée devenue pour certains, mondiale.
« Ce n’est pas avec les mains qu’on dirige, c’est avec les yeux. », dit-il.
A propos de Dimitri Chostakovitch, cet homme enfoui sous les contraintes et persécutions, dont l’existence aura été, malgré tout, entièrement fidèle à la terre russe. En dépit de la terreur psychologique institutionnalisée par le régime soviétique, le dernier des géants de l’écriture symphonique laisse une œuvre considérable, universellement reconnue. Il est bien un exemple, sinon l’exemple du créateur dont l’œuvre est indissociable du monde qui fut le sien, de révolution en dictature puis la guerre et toujours la dictature. Valery Gergiev : « …Outre l’intérêt de plus en plus important pour l’ensemble de ses œuvres, on constate que ses symphonies les moins habituelles, comme la très expérimentale Seconde, la Troisième, la Douzième, et même les Treize, Quatorze et Quinze soulèvent une curiosité grandissante. Cela vient du fait que chez ce compositeur, la musique est plus forte que le commentaire politique.
Qu’il soit mélodique ou atonal, il est un grand maître de la composition qui sait maintenir la tension, en jouer, la moduler ; il sait aussi varier les couleurs et les humeurs, et c’est pourquoi il plaît temps aux chefs d’orchestre. Personne n’écoute Chostakovitch pour en savoir plus sur Staline, il y a des livres pour cela ! Les réactions des jeunes à l’audition des symphonies sont très favorables, et même en Russie. Ce public s’enthousiasme pour l’énergie du rythme mais aussi pour ce sens particulier de l’humour caricatural et d’une théâtralité qui leur est proche. (…) Mais, plus on passe de temps avec lui, plus on apprend à l’aimer. Sa musique réclame des orchestres avec une solide section de cuivres, spécialement les trompettes. (…) »
Concerto pour violoncelle et orchestre n°2, op.126
I Largo 15’
II Scherzo (Allegro) 4’
III Finale (Allegretto) 17’
Le compositeur a écrit deux concertos pour chacun des trois instruments privilégiés de cette forme musicale, le piano, le violon et le violoncelle. Ceux pour violon et violoncelle seront directement inspirés par les virtuoses les plus accomplis du XXè siècle, David Oïstrakh et Mstislav Rostropovitch. Deux à chaque fois, il paraît difficile de parler de simple coïncidence : cette symétrie formelle fait pendant aux conceptions divergentes de la musique concertante qui s’y expriment. Ce principe s’applique tout particulièrement aux deux concertos pour violoncelle, composés à sept ans d’intervalle. De durée comparable, ils comportent chacun trois mouvements et se ressemblent également par l’importance accordée au soliste et par l’orchestration réduite. On note l’absence de trompettes et de trombones. Cependant, leurs caractéristiques essentielles sont fondamentalement différentes.
Tandis que le Concerto n°1 est écrit dans l’esprit virtuose et ludique du divertimento classique, sous un masque caricatural, satirique et grimaçant, le Concerto n°2 brille de toute cette originalité dont Chostakovitch a fait preuve dans l’immense majorité de ses œuvres. Il est dominé par un lyrisme douloureux, une forme méditative à la limite de la symphonie, un constant monologue intérieur tourmenté jusqu’à l’obsession. Sous des accents tragicomiques, une stoïque tristesse marque en filigrane ce concerto déchiré. Cette mélancolie ne se dément pas dans les moments contrastés, aux allures de scherzo, empreints d’une gaieté violente et exubérante, où se dévoile sans pudeur aucune la nature banalement animale de ses pulsions et dont le spectacle nous fait reculer en frissonnant.
Le soliste est un jeune prodige de l’archet du violoncelle, Edgar Moreau qui “s’attaque“ ainsi, à tout juste 18 ans, à une œuvre-phare du répertoire, qualifiée alors par Benjamin Britten, d’œuvre parmi les plus importantes du XXè siècle. La première interprétation eut lieu le 25 septembre 1967 dans la grande salle du Conservatoire de Moscou avec le dédicataire Mstislav Rostropovitch comme soliste et le fils Maxim Chostakovitch au pupitre, jour anniversaire des 61 ans de son père.
Sur une trentaine de minutes et en quatre mouvements, achevée avant ses vingt ans, sa première symphonie va révéler d’entrée, un grand maître des œuvres massives et orchestrales. Elle peut faire penser à tel ou tel mais l’ensemble passe déjà au travers du prisme d’une personnalité sûre d’elle-même, indiscutable, revêtant immédiatement un cachet éminemment individuel. Force d’expression et plénitude émotionnelle hallucinantes sont déjà au rendez-vous. Tout ce qui permet d’identifier l’auteur dès les premières mesures de la partition est là, même ce que d’aucuns qualifieront de tics : penser aigu, rythmique haletante et fortement scandée, dramatisme intense allié à des découvertes humoristiques, primesautières et charmantes, ou d’un sarcastique le plus acerbe, des fulgurances annonçant rarement le printemps, des stridences comme autant de fers de lance et lames de couteau. Grotesque et lyrisme, caricature sardonique et émotion profonde, jusqu’aux tripes, tels sont les deux grands pôles d’attraction de toute l’œuvre de Dimitri.
Quant à la Symphonie n°10, elle fut créée le 17 décembre 1953 à Leningrad. Elle est en quatre mouvements sur une cinquantaine de minutes. Cela fait huit ans que Chostakovitch n’a plus écrit de symphonie, depuis sa Neuvième de 1945. 5 mars 1953, c’est la disparition de Staline, le dirigeant tout puissant de l’Union Soviétique. Elle sonne le glas de la dictature infernale. Du jour au lendemain, tous les principes vont être remis en question par ceux-là mêmes les médiocres, les besogneux, les arrivistes qui les avaient auparavant exécutés sans discuter. La disparition d’un seul individu faisait s’effondrer l’immonde système avilissant l’exécuté comme l’exécuteur. L’impensable refait surface tandis que l’ignominieux s’enfonce entraînant les interdits les après les autres. Mais, tout de même, tout ce qui était noir ne redevint pas blanc et l’histoire nous a prouvé avec le recul que l’implacable mutation ne se fait pas sans douleur encore.
Conscience vivante de sa génération, Dimitri Chostakovitch va saisir la balle au bond et s’empresser de composer une œuvre dont le programme implicite résidera dans la condamnation sans appel du stalinisme. Après huit ans d’abstinence dans l’écriture symphonique, c’est une étape capitale. Tel est donc le contexte de genèse de la Dixième dont les débuts de composition se révèleront un peu laborieux. Tragique, pessimisme, immense intensité émotionnelle se dégagent ainsi de la symphonie. Elle est l’image même de l’écorché vif, bridé dans sa création depuis 1948 par un certain Jdanov. A noter qu’elle suit la composition de deux Quatuors publiés, le n°4 et le n°5, le premier qui est l’expression même du deuil et des lamentations, le deuxième, du désespoir le plus insondable, de la souffrance la plus insupportable ressentie sous les coups d’une puissance violente et aveugle.
Rendez-vous à la Halle aux Grains ce mercredi 9 janvier pour un des événements-phares de la rentrée symphonique toulousaine et ce, dans le cadre du Cycle Grands Interprètes.
Michel Grialou