L’homme qui marche, texte de Christian Bobin
Au théâtre Jules Julien
Mise en scène et interprétation, Lise Marais
Danseur, Sush Tenin
Musique, Matthieu Ballet
« Quelque chose avant sa venue le presse. Quelque chose après sa venue se souvient de lui. La beauté sur la terre est–ce quelque chose. La beauté du visible est faite de l’invisible tremblement des atomes déplacés par un corps en marche. » (Bobin, l’homme qui marche).
Cette citation pose le climat mystique du texte de Christian Bobin qui, au travers de la métaphore de L’homme qui marche, nous parle de Jésus, dont le nom ne sera jamais dit, car trop usé par tous.
Oser faire un spectacle sur un texte de Christian Bobin est déjà une gageure, le faire sur un texte autant marqué par la spiritualité que « L’Homme qui marche », texte de 1995, est alors une sacrée aventure qui côtoie l’impossible. Car les mots de Bobin oscillent entre le silence habité et la rosée des images. La grande beauté des mots, simples et lumineux, implique de tous les entendre et faire que la scénographie ne soit en rien redondante avec ceux-là, ni fasse glisser vers le mièvre une écriture fragile qui ne doit pas être surlignée, ni tirer vers le religieux étroit, car Bobin dépasse toute récupération par toute église, et l’eau bénite ne lui sied guère.
Il est uniquement christique et non inféodé à une chapelle. Bobin chante par l’écriture : « Je n’écris que dans ce seul dessein : accroître – par le chant et l’amour. »
Sa simplicité franciscaine doit être simplement lue et méditée, avec une simplicité équivalente. Elle coule comme l’eau, elle doit être recueillie comme une douce fontaine. Et il essaie de nous apprendre l’amour de l’autre : « Nous ne sommes faits que de ceux que nous aimons et de rien d’autre. » Pour lui Jésus est l’archétype de ce chemin vers l’autre.
Le texte commence ainsi et tout est alors signifié :
« Il marche. Sans arrêt il marche. Il va ici et puis là. Il passe sa vie sur quelque soixante kilomètres de long, trente de large. Et il marche. Sans arrêt. On dirait que le repos lui est interdit.
Ce qu’on sait de lui, on le tient d’un livre. Avec l’oreille un peu plus fine, nous pourrions nous passer de ce livre et recevoir de ses nouvelles en écoutant le chant des particules de sable, soulevées par ses pieds nus. Rien ne se remet de son passage et son passage n’en finit pas. »
Que faire avec cette douce lumière qui frôle l’invisible ?
Lise Marais a pris le parti et le risque du minimalisme scénique : une narratrice, elle-même, qui va de livre en livre mis sur la scène, nous dire très remarquablement les 38 pages de ce texte, un musicien derrière une grille qui doit désenclore, par la musique planante choisie, l’espace scénique, un danseur qui marche, marche et rêve.
La symbolique est inscrite sur la robe de la narratrice, le tétragramme divin allant d’une épaule à l’autre, au dos en bas l’inscription Shamaim, les cieux en hébreu, et sur le devant de la robe Talithat Koumi, Lève-toi fille, en araméen, phrase prononcée par Jésus pour la guérison d’une mourante.
Le danseur, Sush Tenin, qui fait beaucoup penser à Michel Radji connu des Toulousains, ce qui est un grand compliment, est envoûtant à la fois au début qui semble une parabole de la création du monde. Il paraît s’extraire de la glaise informe, pour péniblement apprendre à se mettre debout, à trébucher puis marcher. Il est magique quand il devient un derviche tourneur soufi. Jésus devait donc être aussi une toupie quelque part.
Par la suite, la trop grande répétition, donc par trop prévisible, de ses mouvements limite un peu la magie de la marche, dont il refuse la pantomime trop simpliste. Il suggère bien pourtant par la symbolique du corps cette longue marche.
Son apport au spectacle, non prévu à l’origine, apporte beaucoup à l’incarnation, vertu cardinale du christianisme.
Le musicien accompli, Matthieu Ballet, fait surtout une musique d’accompagnement par des nappes sonores de synthétiseur ou de guitare, ou d’électronique. Le mystère des sons très prenant au départ, se perd au fur et à mesure, les rendant presque anecdotiques, sauf dans le chant final de liberté et de rédemption qu’il emprunte semble-t-il à Bob Marley, et qu’il chante fort bien, récréant le mystère initial.
La qualité des lumières est à signaler, car subtilement elle incarne les personnages sur scène, et sait projeter leur ombre sur un rideau de fond.
Ainsi malgré un certain vide trop présent dans l’espace scénique, pas assez habité par les acteurs, avec un danseur parfois masqué par la grille du musicien, une narratrice n’évoluant que du fond de la scène vers le bord, au fur et à mesure de sa lecture, un musicien enfermé dans sa cage et dans ses sons, le pari est réussi.
Tout le texte de Christian Bobin est présent, incarné, avec ce désir « du commencement à entendre », cher à Bobin.
Les silences qui flottent dans les respirations, la très belle diction de Lise Marais, la pudeur de la mise en scène, les gestes d’oiseau blessé du danseur, rendent justice et hommage à la pureté de l’écriture, à sa beauté insondable. Bien plus qu’une simple mise en voix, Lise Marais parvient à restituer toutes les interrogations sous-jacentes au texte, ses tremblements, sa « vibration originelle ».
Depuis la création en 2004 de son spectacle, elle en approfondit la musique, la poésie, elle aussi en marche. Une phrase du Très-Bas du même et cher Bobin dit : « l’enfant partit avec l’ange et le chien suivit derrière ». Tout est dit. Et merci à Lise Marais de ne pas avoir trahi cet ineffable des mots, cet enchantement d’un simple, d’un idiot de tous les villages comme il se surnomme.
Bobin conclut ainsi son texte :
« Sa parole est démente et cependant que valent d’autres paroles, toutes les autres paroles échangées depuis la nuit des siècles ? Qu’est-ce que parler ? Qu’est-ce qu’aimer ? Comment croire et comment ne pas croire ? »
Bobin va droit à la porte de l’humain, le spectacle de Lise Marais restitue cela.
Gil Pressnitzer
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