C’est la quatrième fois que la pièce de Shakespeare « Jules César », écrite en 1599 en vers et en prose, donne lieu à un film; mais celle-ci mérite bien son Ours d’or à Berlin et fera date par son originalité comme par sa dimension sociale, son retour au théâtre dans toute sa quintessence.
Les frères Paolo et Vittorio Taviani réalisent à quatre mains depuis plus de quatre décennies des films hors normes : en 1955, leur premier documentaire, « San Miniato, luglio 44 » qui narre le massacre de la population de leur village natal par les nazis est interdit par la censure; et leur première œuvre de fiction, leur premier long métrage, en 1962, s’intitule Un homme a brûler !
Je me rappelle avec plaisir d’Allonsanfan, cette évocation de l’Italie post-Napoléonienne et de l’échec des troubles révolutionnaires, leur premier grand succès international, de la Notte di San Lorenzo, où ils explorent encore le thème de la guerre sous le prisme de l’enfance, de Good Morning Babylonia, peinture satirique et pleine de verve du monde hollywoodien du temps de Griffith. Mais surtout de Padre Padrone, la rude destinée d’un enfant sarde élevé par un père berger de son état, d’une rare brutalité (inoubliable Omero Antonutti), Palme d’Or à Cannes: un véritable choc; et encore de Kaos, adapté des récits du sicilien Luigi Pirandello, à la musique envoutante de Nicola Piovani. Même si elle n’est pas de lui, la bande son de leur dernier film, « Cesare deve morire » (signée Giuliano Taviani et Carmelo Travia) retrouve cette petite musique qui ne nous lâche plus en un crescendo musical lancinant.
Cette fois-ci, les frères Taviani avaient rendez-vous avec la prison, celle de Rebibbia à Rome, avec l’humanité de certains détenus du quartier de haute sécurité, et avec le remarquable travail d’art dramatique mené par le metteur en scène Fabio Cavalli, par le biais d’un récit intemporel qui touche à l’universel comme cette pièce de Shakespeare. Rappelons le prétexte historique: les ambitions de César provoquèrent un complot parmi les défenseurs de la liberté romaine, dont Cassius en particulier; ils persuadèrent Brutus d’y participer, mais ce n’est qu’à regret qu’il participa au meurtre de celui qui l’avait choisi comme successeur. Sans doute les droits communs incarcérés et devenus acteurs y ont trouvé des échos de leur propre vie: ils s’investissent dans les rôles avec une sidérante profondeur, toujours sur le fil du rasoir. Et l’on se demande parfois où s’arrête la réalité, où commence la fiction. La prison elle-même devient théâtre avec ses cellules, ses couloirs, sa bibliothèque et même sa cour où les autres prisonniers tiennent le rôle du chœur antique.
On est à des années-lumière de certaines représentations de troupes contemporaines hyper-subventionnées qui ont perdu toute sensibilité au profit d’un professionnalisme vide de substance, d’un théâtre intellectuel à la mode où l’on doit expliquer au spectateur ce qu’il doit comprendre. Plutôt du côté d’Augusto Boal (1931-2009) et de son théâtre politique qui ne donnait pas les réponses mais posait les bonnes questions. Ou de celui de Julian Beck (1825-1985) qui offrait à tout un chacun la possibilité de devenir acteur dans ses créations et de s’émanciper au passage. Ou surtout du théâtre grec et de sa « catharsis », sa purgation des passions et sa purification des mœurs par le biais de la tragédie.
Les contrastes noir et blanc des répétitions par opposition aux couleurs de la représentation finale, les jeux d’ombre et de lumière, font ressortir le visage de chaque acteur s’appropriant son personnage à travers son dialecte d’origine. Le parcours de création artistique nous montre la transfiguration de ces hommes certes coupables, dont nombre d’entre eux sont condamnés à perpétuité, liés au crime organisé et à la mafia, mais encore capables de réaliser ce qu’ils ont perdu. Pour les alléger de leur fardeau, l’art joue ici un rôle capital.
J’ai rarement vu une telle vitalité au théâtre, comme si, en prison, il y avait une urgence plus forte à exprimer, à extérioriser: devant les applaudissements, ils explosent de joie comme des enfants, comme s’ils n’avaient jamais été mis valeur. Parmi les détenus, il n’y aura pas de rédemption pour la majorité, mais certains nous font sentir que l’on peut (et doit) les aider.
Seul « Brutus » sera gracié et deviendra comédien : un seul sur le quartier de haute sécurité de la plus grande prison de Rome ! De retour dans sa cellule, « Cassius », prisonnier depuis de nombreuses années et sans aucun espoir de libération, nous dit: « Depuis que j’ai connu l’art, cette cellule est devenue une prison ». Mais si nous ne voyons plus le même spectacle à la fin du film, c’est qu’au fil de l’expérience, notre regard sur ces prisonniers a changé.
Le dernier film des frères Taviani est un témoignage poignant à ne pas manquer, sans dogme, sans slogan; écrit pour donner à voir de l’intérieur un lieu habituellement loin des regards, il devrait être projeté dans les écoles de théâtre, y compris lycéennes: parce que ces hommes sont enfermés en notre nom, nous n’avons pas le droit de détourner le regard.
Et la preuve, pour ceux qui en douteraient, que le théâtre, que l’art peuvent encore un tout petit peu changer le monde.
E.Fabre-Maigné
27-x-2012