Concert ONCT 15 septembre 2012, Halle aux Grains.
Mozart Concerto pour piano n°17 en sol majeur, soliste Menahem Pressler
Chostakovitch : Symphonie N°5 en ré mineur op.47
La sagesse du vieil enchanteur et l’œuvre au noir d’un compositeur en sursis
Pour l’inauguration de la saison 2012-2013, il nous aura été proposé la rencontre d’une légende du piano, Menahem Pressler, le créateur du mythique Beaux-Arts Trio, qui aura tant bercé nos années avec les trios de Schubert et bien d’autres magies sonores, et une symphonie chère à Tugan Sokhiev qui l’avait déjà somptueusement dirigée en 2007, la Cinquième de Chostakovitch, portant le plus l’influence de Gustav Mahler.
Mozart Concerto pour piano n°17
Le poète parle
Dans le concerto de Mozart, un petit homme, de presque 90 ans, s’avance lentement, porté presque par le chef Tukan Sokhiev, qui saura aussi le porter par l’accompagnement orchestral totalement au service du pianiste, quitte à s’effacer parfois pour accompagner le mieux possible les buées de notes du soliste.
Car notre petit elfe, qui, avait d’ailleurs commencé sa carrière avec le Beaux-Arts Trio en enregistrant des trios de Mozart, chante celui-ci comme un rossignol un peu las, revenu de tant de voyages, doucement, tendrement, presque à mi-voix. Il faut à la fois tendre l’oreille et aussi tendre l’âme pour l’entendre tresser ces arabesques presque mélancoliques.
Son toucher cristallin, qui effleure à peine les touches, pour laisser monter comme une fumée éphémère les notes, est un murmure, une confidence.
Et donc ce concerto aura sonné étrangement entre un pianiste marchant légèrement sur l’eau et un orchestre trop fourni pour ne pas éteindre parfois le chant fluet de Menahem Pressler. Il aurait presque fallu seulement un quatuor à cordes et quelques bois et vents.
Comme une belle pomme ridée venant de si longtemps nous offrir les dernières senteurs de l’automne, l’interprétation retenue, comme un vol de phalènes, donne une couleur très nostalgique à ce concerto qui ne l’est pas, car il fait partie des concertos pour piano de 1784 conçus pour démontrer la volubilité et la virtuosité de Mozart pour s’imposer à Vienne. Aussi l’orchestre, suivant le vœu brillant du compositeur, fait parfois figure d’intrus dans ce rêve éveillé, sauf dans le mouvement lent là où tout flotte merveilleusement en suspension.
Pourtant le chef aura tout fait pour tisser un tapis attentif et moelleux pour le soliste tout au long du concerto, mais l’équilibre entre un pianiste aux murmures intérieurs et un grand orchestre scandant plus énergiquement ses entrées et ses réponses, était presque impossible à réaliser.
Qu’importe ce concerto fut un moment de magie avec cette présence intemporelle d’un immense bonhomme pétri de poésie. Les deux bis, consacrés à Chopin, dont un nocturne étiré jusqu’à l’indicible, étaient transportés sur l’aile du chant et s’envolaient au ciel.
Chostakovitch : Symphonie N°5 en ré mineur op.47
L’angoisse existentielle à nu
Comme, bien plus tard sa Quatorzième symphonie sur la hantise de la mort, la Cinquième symphonie est l’une de ses œuvres les plus autobiographiques. Écrite à toute hâte en 1937, comme un acte de réhabilitation et de survie après la condamnation de sa musique par Staline, au bout milieu des purges dont tant de ses amis furent victimes, elle se veut comme une « réponse d’un artiste soviétique aux justes critiques », et une repentance au régime qui s’apprêtait à l’envoyer au goulag.
Après avoir caché au fin fond de ses tiroirs la quatrième qu’il n’osera faire exécuter qu’en 1961, il se jette à corps perdu, non pas dans une symphonie triomphale comme on l’attendait, une nouvelle cinquième de Beethoven en sorte, mais comme un monument funéraire déguisé à toutes ces victimes disparues, le plus souvent sans traces, dans les prisons staliniennes : «Où peut-on leur ériger un monument ? Seule la musique peut le faire. Je leur dédie donc toute ma musique».
Cette symphonie sera sa symphonie tragique.
Et même si le dernier mouvement semble une marche triomphale et simple, destiné apparemment à célébrer le vingtième anniversaire de la Révolution de 1917, l’œuvre, comme souvent chez Chostakovitch contraint sans cesse à la dissimulation, a bien des parts d’ombre et de désespoir grinçant.
Aussi il faut absolument éviter le côté simpliste et criard qu’elle semble avoir parfois, surtout au dernier mouvement, pour débusquer toute son ironie amère et son angoisse. Sokhiev comprend en profondeur cela, même s’il aurait tendance à trop accentuer la présence de Mahler dans cette œuvre, par un lyrisme trop généreux, alors qu’une certaine glaciation doit aussi nous étreindre. Elle porte un côté funèbre plus que romantique. La mort pleuvait en ce temps-là et Chostakovitch avait toujours auprès de lui une petite valise avec quelques effets, attendant sa déportation, ou son exécution. Evgueny Mravinsky rendait parfaitement cette panique tapie dans les notes.
Tugan Sokhiev, aidé par un orchestre dans un de ses plus beaux soirs, veut émouvoir. Il y parvient dans les quatre mouvements apparemment de forme et d’écriture classiques, mais qui s’ouvre sur bien des abîmes.
Dès le premier mouvement (Moderato), il sait nous empoigner et les cordes sonnent avec profondeur et angoisse, comme pour le début de la deuxième symphonie qui apparaît souvent en filigrane, mais ici sans aucun espoir de résurrection. Seuls des lambeaux de mélodies passent dans des moments d’intense désolation ou d’agitation frénétique, de marche sinistre. Sokhiev fait du second mouvement, Allegretto, le pendant du scherzo, là encore, de la deuxième de Mahler, le prêche de Saint-Antoine aux poissons une satire grinçante de l’ordre établi. C’est un moment inouï de l’orchestre où s’entremêlent les interventions de la flûte, du violon solo et d’étranges harmonies.
Le sommet de l’œuvre est dans le troisième mouvement, Largo, qui s’élève comme une plainte funèbre. Cette évocation d’un monde désolé est faite par de longues, très longues phrases, qui demandent un souffle puissant pour ne jamais se rompre C’est dans ces moments que l’on saisit l’immense bonheur d’avoir un tel orchestre et un tel chef qui porte si haut ces moments venus d’une amère méditation sur l’humanité et tendue par une profonde angoisse.
Le mouvement final, que Chostakovitch décrivait comme « la résolution dans l’optimisme et la joie de vivre » de toute l’œuvre est merveilleusement pompier et creux, comme il sied à un hommage empoisonné au régime. Et par son outrance cette comédie démasque en fait la cruelle vérité des purges staliniennes. Ainsi la machine lancée à grands cris est un hurlement masqué, par exemple Un LA aigu est répété 252 fois par presque tout l’orchestre, et la mélodie simpliste lancée par les cuivres en est vite oubliée. La marche triomphale est bien une imposture.
Tugan Sokhiev a tout compris de cela et, aidé par un orchestre en majesté dans tous ses pupitres, il redonne mieux encore qu’en 2007, une interprétation profonde et magistrale de cette musique difficile, ambiguë et prenante. Sans doute fallait-il être russe pour en comprendre la portée profonde et tous les messages codés.
La captation par la chaîne Medici permettra de revivre ce grand moment.
Gil Pressnitzer
Orchestre National du Capitole de Toulouse
Piano aux Jacobins
Medici