Si vous passez en Ariège cet été, dans le Couserans, la région des montreurs d’ours (ces sympathiques plantigrades en voie d’extinction grâce au zèle de certaines associations) et des Demoiselles (ces Jacques, en rébellion pour les droits d’utilisation de l’espace forestier qui s’habillaient en femmes), je vous recommande vivement de vous arrêter à Seix, mais pas seulement pour son église du XVII° siècle avec son haut clocher-mur, son reliquaire du XVI° siècle et son grand retable orné d’un bas-relief représentant la lapidation de Saint Etienne. En effet, protégeant les pittoresques maisons à galeries de bois groupées le long du Salat, le Château de la Tour* avec son échauguette et ses deux tours rondes, autrefois enserré dans le tissu des habitations, reste le témoin de quelques siècles d’histoire d’une ville « franche », enclave languedocienne en Couserans*
La Communauté de Communes du Canton d’Oust l’a racheté en 1994 ; après d’importants travaux de restauration, et grâce au soutien financier de l’Union européenne, de l’Etat, de la région Midi-Pyrénées, et du département de l’Ariège, elle y a installé un Centre d’interprétation du Patrimoine**, ouvert au public depuis le mois d’août 2005, animé avec passion et efficacité par Pauline Chaboussou, Chargée de mission Patrimoine.
C’est là qu’est accueille jusqu’au 2 septembre 2012, sous les auspices du peintre René Gaston Lagorre***, une belle exposition de trente œuvres du peintre andalou Carlos Pradal, intitulée « Herencia », issue de la collection familiale de Claire Pradal et Vicente Pradal, une sélection d’huiles, d’aquarelles et de lavis, dont certains n’ont jamais été exposés en public.
Madame Christine Téqui, première femme à occuper le poste de Maire et de Conseillère générale, a insisté lors du vernissage sur sa volonté et celle de son équipe d’être à la fois profondément enracinée dans son territoire, mais aussi de s’ouvrir au monde extérieur, par exemple à l’Espagne avec laquelle le Couserans a toujours eu des liens étroits. La présente exposition est également un hommage aux Républicains espagnols dont quatre panneaux au troisième étage du Château rappellent l’histoire tragique mais aussi l’apport économique et culturel aux régions frontalières.
«Carlos Pradal peint, certes, la réalité, et souvent même, la réalité la plus quotidienne, la plus concrète, mais il peint chaque fois sa stupeur douloureuse devant cette réalité. S’il est Espagnol au point de ressembler à Don Quichotte, c’est d’abord par ce refus de la réalité confinée dans ses apparences, par sa lutte acharnée à dégager chaque forme, chaque objet du chaos où ils s’enfoncent. Il s’agit, dans chaque toile, de tirer à l’existence de la lumière une réalité que l’ombre menace d’engloutir. Non pas tant, du reste, l’ombre mystérieuse de l’obscurité que celle, impitoyable, de la neige et du linceul»****.
Cet artiste, né à Madrid en 1932 et mort prématurément à 56 ans, dont la famille a été contrainte à l’exil pour échapper à la répression franquiste, a réalisé dès l’année 1975 d’importantes expositions dans sa ville de naissance et à Paris, ainsi qu’à Toulouse, sa ville adoptive, qui lui a consacré deux grande rétrospectives, l’une en 1986 au Musée des Augustins et l’autre en 1988 à l’Ensemble conventuel des Jacobins.
Certaines toiles comme la Cène, Le joueur de billard, Le chat au portail, les portraits de Pepe de la Matrona ou de Juan Varea (cantaores flamenco) attirent tout de suite l’œil dans la salle du rez-de-chaussée où elles se détachent sur le mur d’un blanc cru. Mais il faut s’arrêter devant les natures mortes comme le fameux Paquet de gauloises, la Plaque EDF, le Quartier de viande, Los botijos, les cruches (ma grand-mère avait les mêmes, et elles évoquent toujours pour moi « la voix printanière des hirondelles, gonflées de sève roucoulante comme les gorgées d’eau des carafes de terre » chères à Francis Jammes). Sans oublier de découvrir au troisième étage les portraits de Pablo Néruda, Athahualpa Yupanqui, Miguel Hernandez (auquel Vicente Pradal vient de consacrer son bouleversant « Viento del Pueblo » qui sera repris le 29 janvier 2013 à Odyssud-Blagnac)
Personnellement, j’ai un faible pour Les pigeons (sans doute ceux de Jean de la Fontaine qui « s’aimaient d’amour tendre ») ; et surtout pour ces deux portraits côte à côte pour la première fois : ceux de Claire, la mère de Vicente Pradal, au regard si songeur que l’on s’y perd, et du peintre (au bord des larmes dirait-on). Quand je sors dans la cour du Château, j’ai l’impression que cet autoportrait de l’artiste ne me quitte plus du regard, même s’il a l’air de s’excuser d’être là, de n’être que de passage ; et ses yeux pleins de couleurs semblent s’adresser éternellement À la peinture :
…À vous forme, couleur, sonore volonté
Pour que la vie faite volume parle,
Ombre dans la clarté, sombre lueur au soleil.
À toi, réalité fallacieuse du rêve.
À toi, matière esthétique palpable.
À toi, la main, peintre de la Peinture.
(Rafael Alberti 1945 Edition Le Passeur traduction de Claude Couffon).
Cette exposition Carlos Pradal s’appelle fort justement Herencia, titre du dernier disque de son fils et des ses petits-enfants.*****
Vicente est aussi le petit-fils de Gabriel Pradal, député de la province d’Almería sous la République et l’arrière-petit fils de Don Antonio Rodríguez Espinosa, maître d’école de Federico García Lorca à Fuentevaqueros. Il est l’héritier de la grande culture républicaine dont il a goûté la quintessence par les traductions qu’il en a faites avec sa mère Claire, professeur d’Espagnol. Ses deux parents lui ont transmis cette soif intellectuelle des arts (de tous les arts), aussi vitale que l’air et l’eau pour ces socialistes et anarchistes espagnols qui croyaient à la vertu libératrice de la culture, qui avaient le culte de la liberté et de l’épanouissement intellectuel de chacun, qui ont tout sacrifié, y compris leur vie, pour résister à l’obscurantisme. Cette soif qu’emportèrent dans leurs maigres bagages les exilés de la Retirada, celle de l’Espagne que nous aimons, de la dignité et du courage, celle de « la protestation véhémente de la conscience dressée avec la seule puissance de l’esprit contre la force brutale au front de toro » (Antonio Machado) ; celle que le Festival Rio Loco consacré à la péninsule ibérique avait soigneusement évitée en 2007, mais que l’on retrouve dans l’excellent Dictionnaire amoureux de Michel del Castillo et bien sûr dans les concerts de Vicente Pradal.
Admirateur de Paco Ibanez, d’Athahualpa Yupanqui ou de la Cuadra de Sevilla, il a donné des centaines de concerts, aux côtés notamment de Enrique Morente, Rafael Romero ou Juan Varea, travaillé avec Carmen Linares, Irène Papas et Angélique Ionatos.
Compositeur, interprète, Vicente réussit à rendre palpable dans ses créations la violence brûlante et l’âpreté flamboyante de son pays vraiment natal. Il chante Lorca, Néruda, Jean de la Croix, sans oublier Miguel Hernandez, d’une manière unique. Si l’antique patrimoine gitano-andalou coule librement en lui, La Nuit obcure, Le Cantique spirituel, Le Romancero gitano, Le Llanto por Ignacio Sanchez Mejas, Vendra de Noche, Le Diwan du Tamarit et bien sûr Herencia sont autant de remarquables créations contemporaines appréciées par un public de plus en plus nombreux partout dans le monde.
En 2000, il a composé et mis en scène « L’Amour de Loin », à partir de poèmes de Jaufré Rudel, troubadour occitan du XIIe siècle. Il est depuis 2009 le directeur artistique du « Festival Toulouse l’Espagnole » qui a lieu le dernier samedi de juin au Quai de l’exil républicain espagnol au bord de la Garonne et rassemble des artistes espagnols ou issus de l’émigration.
Il a fait sien ces mots de Lorca : « plus proche du sang que de l’encre, j’essaie d’être un homme véritable qui sait bien que l’ajonc et l’hirondelle sont plus éternels que la joue dure de la statue équestre des tyrans ». Son dernier disque « Herencia » (Hérédité) donc, avec ses enfants Rafael au piano et Paloma au chant, rappelle avec force la nécessité de la transmission, dont il connaît toute la valeur.
Il ne faut donc pas rater leur concert, avec également le fidèle violoncelliste Emmanuel Joussenet, le Mercredi 8 août à 21 heures dans la cour du Château de Seix, dans les bras de verdure des montagnes avoisinantes ; mais comme celles-ci, il est recommandé de ne pas oublier son écharpe et sa petite laine (entrée payante 20€).
Sans oublier au préalable de « se rincer l’œil » devant les toiles qui ont enluminé leur enfance et qu’il nous est exceptionnellement « donné à voir ».
…Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de notre éternité !
(Charles Baudelaire Les Phares)
E.Fabre-Maigné
Chevalier des Arts et Lettres
lesbaladinsdicarie.eu
* « Le paréage entre le roi et les seigneurs de Seix vers 1280 comprend dans sa charte de coutumes, selon Claudine Pailhès, « la capture des abeilles », mais les plus anciens témoignages historiques sur l’occupation du château datent du XVIème siècle. A cette époque, l’édifice, jusqu’alors utilisé par les représentants du village, les consuls, devient la propriété des vicomtes de Casa Balbi, famille noble d’origine italienne alliée aux Lomagne, vicomtes du Couserans. Faute de documents d’archives, on ne sait si le bâtiment avait été édifié par les consuls, où s’ils l’avaient eux-mêmes acquis au nom de la communauté, avant de le revendre ; mais l’observation de la base des murs révèle une fondation datant au plus tard de la fin du XVe siècle. Les Balbi, devenus au début du XIXème siècle marquis de Vernon, conservent la bâtisse jusqu’en 1947, date à laquelle ils la cèdent au médecin-colonel et Mme Legler. Après la mort de ces derniers, l’édifice se délabre rapidement jusqu’à ce que la Communauté de Communes du Canton d’Oust le rachète en 1994. Le château de Seix, inscrit depuis le 16 mars 1994, est une véritable maison-forte avec tours, meurtrières, poternes et échauguette. Les armes de la famille de Balby ornent toujours le linteau de la porte d’entrée du château ».
**Un centre d’interprétation n’est pas un musée : ici pas de collections artistiques, ou ethnographiques à présenter au public, mais des expositions interactives, des maquettes multimedia, des projections, des jeux de lumière… Le but d’un tel lieu est d’offrir aux visiteurs des animations qui lui permettront de découvrir sous ses diverses facettes un monde, celui de la vie dans les vallées du Haut-Couserans. Il s’agit de stimuler leur regard, de piquer leur curiosité, de les inviter à partir à la découverte de la montagne couserannaise dans toute sa richesse. Par le biais de créations ludiques et étonnantes en constante évolution, le spectateur devient acteur de sa visite, et trouve lui-même les clés de compréhension de la vie passée et actuelle dans les vallées… avant de, pourquoi pas, aller en rechercher les témoignages sur le terrain, parmi les villages et les sentiers du Haut-Couserans !
La visite du centre d’interprétation s’effectue selon un parcours scénographique étendu sur deux étages du château. Une pièce après l’autre, une mise en scène intrigante et étonnante accompagne le visiteur dans son cheminement. A partir d’une salle introductive évoquant, sur une maquette animée du Couserans, l’histoire et l’évolution du pays, s’organisent des espaces traitant de sujets spécifiques. Le rôle des relations entre les deux versants des Pyrénées sur la vie dans les vallées autrefois ; l’organisation et la transformation de la société des hommes de la montagne ; l’impact de la diversité géologique du pays sur la variété de son patrimoine ; les enjeux de la vie d’une vallée de montagne aujourd’hui…
http://ccoust.pays-couserans.fr/
www.patrimoine.pays-couserans.fr
On peut également se référer au bel ouvrage de Marie Azam « Histoire de Seix en Laguedoc, des hommes et des rois (histoire du village de 1280 à 1918) » Imprimerie Moderne, 2003.
***René Gaston Lagorre, né à Seix en 1913, mort le 21 février 2004 : parmi ses œuvres, on peut voir au Musée des Augustins : « Femmes au balcon », « Estuaire de la Seine », « Le Cap Falgon à Oran » ; il réalisa, aussi, le portrait du Cardinal Jules-Géraud Saliège dont on devrait célébrer la mémoire en cet été 2012 pour sa fameuse Lettre sur la personne humaine où il s’élevait contre les rafles de juifs organisées par le « gouvernement » de Vichy pour le compte des nazis à l’été 1942.
****Michel del castillo a écrit une belle biographie aux Editions Loubatières (1993). Je vous renvoie aussi à la belle chronique de Gil Pressnitzer sur son remarquable site Esprits Nomades www.espritsnomades.com/
*****Accords croisés : www.accords-croises.com