Le 21 juin, depuis quelques décennies, on fête traditionnellement la Musique, et c’est bien d’honorer à sa Muse, Euterpe, si l’on ne sacrifie pas plus qu’il ne faut au Dieu Pan et si cela ne dégènère pas en fête de la bière). Pour moi, cette date est d’abord celle du solstice d’été, le jour le plus long de l’année : le soleil en se levant va éclairer la statue d’Osiris au fond du temple d’Abou Simbel en Egypte (même depuis qu’il a été découpé en morceaux et remonté sur la colline pour éviter que les eaux du Nil ne l’engloutissent après la construction du barrage d’Assouan) ; et, s’il n’y a pas de nuages, il s’encadrera dans les deux meurtrières du château de Montségur en Ariège en souvenir des rituels mystiques des Cathares. Il allait être question des Cathares ce soir-là ; mais je « mets la charrue avant les bœufs », comme me disait ma grand-mère Eugènie.
Après m’être frayé péniblement un chemin à travers la foule compacte des danseurs, agglutinés autour des disc-jockeys de la place des Carmes et des sonos hyperpuissantes qui diffusent de la techno (« à fond la caisse » comme l’annonçaient des jeunes gens tout excités dans le métro), j’emprunter les ruelles, et rue des Paradoux* je pousse un grand portail de bois pour déboucher dans la cour majestueuse d’un hôtel particulier, sans doute construit du XVIème au XVIIIème siècle, rénové et divisé en appartements, dont le grand escalier de pierre sculptée, les fenêtres en demi-cintres et les balcons en fer forgés témoignent encore de la splendeur passée. Des guirlandes lumineuses et des bougies aux fenêtres enluminent l’ensemble. Un magnifique néflier du Japon, qui semble se plaire dans l’angle du mur et de l’escalier à l’abri des courants d’air froid, étend ses grandes feuilles d’un vert très foncé profondément nervurées ; quelques fleurs d’un blanc crème exhalent un doux parfum d’amande et ses fruits ovoïdes jaunes orangés aiguisent l’appétit. Il m’apparait comme la divinité tutélaire de ce lieu qui placera sous sa protection à plusieurs reprises la cantatrice. En bas de l’escalier, un grand tapis rouge a été déployé pour les artistes : c’est en effet là que Jean-François Laffont de l’Ostal d’Occitania a organisé les festivités musicales pour l’association des copropriétaires de l’immeuble. Accueillis par l’hôtesse qui souhaite la bienvenue « aux voisins, amis, amis des voisins, voisin des amis », plus d’une centaine de personnes attendent avec impatience la reine de la soirée : Madame la Musique. A l’heure dite, un grand drapeau d’Occitanie se déploie d’une fenêtre du premier étage et deux chants d’oiseaux, qui n’auraient pas déplu à Olivier Messian, ravissent nos oreilles : la voix de Muriel Batbie-Castel et la flûte piccolo** de Claude Roubichou.
Celui-ci, piccoliste soliste de l’Orchestre National de Toulouse, dirige l’ensemble Musica d’Oc, qu’il a créé avec l’ambition de « servir au plus haut la musique et de l’apporter au plus grand nombre », de porter partout en Occitanie le message de bonheur, de partage et de convivialité de la Musique Classique en général et du répertoire régional en particulier. Cet orchestre de chambre à géométrie variable réunissait ce soir-là douze musiciens répartis entre violons, violons altos, violoncelles et contrebasse : la plupart sont de jeunes professionnels régionaux épaulés par des cadres de l’Orchestre du Capitole. Le programme concocté par Claude Roubichou lui ressemble par sa maestria à le diriger et son éclectisme, outre son talent au piccolo ; on apprécie également son humour dans les présentations des œuvres, où il est beaucoup question d’amour.
Le rouge et le noir de la robe de Muriel Batbie-Castell, -dont je diffuse régulièrement le magnifique disque Canta a capella*** sur Radio Présence Midi-Pyrénées- sont tout à fait de circonstance sachant que ces couleurs étaient celles de la robe des grands magistrats toulousains, les Capitouls, dont plusieurs ont vécu dans ce lieu, du XVIème au XVIIIème siècle.
Sa voix séduit d’emblée la nombreuse assistance, et me fait tout de suite penser, dans un autre registre, au texte de Jean Cocteau sur celle de Mme Edith Piaf :
« Regardez cette petite personne… Comment sortira-t-elle de sa frêle poitrine les grandes plaintes de la nuit ? Et voici qu’elle chante, ou plutôt qu’à la mode du rossignol d’avril elle essaye son chant d’amour. Et voilà qu’une voix qui sort des entrailles, une voix qui l’habille et l’habite des pieds à la tête, déroule une haute vague de velours noir. Cette vague chaude nous submerge, nous traverse, pénètre en nous. (…) Comme le rossignol invisible, installé sur sa branche, (…) il ne restera plus d’elle que son regard, ses mains pâles, ce front de cire qui accroche la lumière et cette voix qui gonfle, qui monte, qui peu à peu se substitue à elle, et qui, grandissant comme son ombre sur un mur, remplacera glorieusement cette petite fille timide… Ce n’est plus elle qui chante ; c’est la pluie qui tombe, c’est le vent qui souffle, c’est le clair de lune qui met sa nappe ».
Et dès qu’elle interprète la première œuvre de Haendel, Lascia ch’io pianga, des larmes me viennent aux yeux : cet aria déchirant, extrait de l’opéra Rinaldo, où Almarena, réclamant d’être libérée de la prison où l’a enfermée la magicienne Armida, est pour moi le summum de l’art de Georg Friederich, mais aussi de l’extase musicale, si proche de l’extase amoureuse; sa version est bouleversante.
Lascia ch’io pianga
mia cruda sorte
e che sospiri la liberta
Laissez-moi pleurer
sort cruel qui est le mien
Et aspirer à la liberté
Suivront un autre aria d’Haendel, celui de Rossana dans Alessandro : malgré son amour profond pour celui-ci, elle décide de se libérer de la souffrance de cet amour, car Alessandro abuse de son pouvoir de conquérant en jouant avec les femmes (c’est un air de liberté et d’émancipation précise Muriel Batbie-Castell),
– le Concerto pour piccolo en ut majeur d’Antonio Vivaldi****,
– deux œuvres « sucrées » de Sir Edward Elgar (d’origine modeste qui devint un des plus grands compositeurs britanniques),
– la très nostalgique milonga Oblivion d’Astor Piazzolla (un grand bravo au violoniste Fréderic Pazio pour son solo),
– l’Eloge du Cabaret, cantate toulousaine parodique en occitan de la fin du XVIIIème siècle dont l’originalité est d’avoir été écrite pour une voix de soprano qui joue à la fois le rôle d’un homme, avec un béret, et la femme, avec un éventail, et dont les parties vocales et instrumentales (pour guitare à l’origine) sont virtuoses (Claude Roubichou en a fait une transcription pour orchestre),
– la Havanaise de Pauline Viardot, compositrice de la fin du XIXème siècle, sœur d’une célèbre cantatrice au destin tragique, la Malibran, Muriel Batbie-Castell évoquant la Habanera, qui est aussi une danse traditionnelle de pêcheurs catalans, le mouvement de la danse est associé à celui des vagues et de l’amour (c’est sur la mer que l’on sait aimer).
Je n’oublie pas l’air acrobatique des Clochettes de Léo Delibes et l’Aria de Bach en ouverture, mais surtout la dernière pièce : « Le chemin des Bonshommes », du compositeur contemporain Jean-Michel Maury, une bouleversante prière en hommage aux Parfaits dont je parlais en introduction : rendons hommage à ces mystiques qui refusèrent d’abdiquer leur différence et leur liberté, ainsi qu’à ceux qui les soutinrent dans leur martyre.
En rappel, le Se canto est repris en chœur par toute l’assistance, ce qui ne peut que ravir le Président de l’Académie Occitane, Monsieur Jean Penent, par ailleurs conservateur des beaux Musées Paul-Dupuy et Georges Labit, qui honorait la soirée de sa présence.
Après un buffet convivial où chacun a apporté son écot, les chaises sont rangées pour laisser la place aux danseurs, toutes générations confondues : Les Térogènes International Orchestra, composé musiciens venant d’horizon très différents (clavier, guitare, basse, batterie, deux chanteuses, un chanteur, et quatre cuivres), naviguent avec bonne humeur entre musique sud-américaine, salsa, standards et « tubes des années soixante », dans la joie et la bonne humeur.
L’esprit de la Fête de la Musique et celui de l’âme occitane sont bien là ce soir : partage et convivialité sont au rendez-vous.
Et je salue en partant le grand néflier qui me semble frémir d’aise et sourire dans la nuit de juin.
Je regagne mes pénates dans la nuit vrombissante de la sono mondiale, fredonnant le lascia me piangere chanté par Muriel Batbie-Castell, et paraphrasant dans ma tête Gérard de Nerval :
Il est un air pour qui je donnerais
Tout Boulez, tout Berlioz et tout Weber,
Un air très vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets.
Or, chaque fois que je viens à l’entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit :
C’est sous Louis treize ; et je crois voir s’étendre
Un coteau vert, que le couchant jaunit,
Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière,
Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs ;
Puis une dame, à sa haute fenêtre,
Brune aux yeux noirs, en ses habits anciens,
Que, dans une autre existence peut-être,
J’ai déjà vue… – et dont je me souviens.
Et avant de sombrer dans les bras de Morphée, j’ajoute avec Verlaine :
Va, chanson, à tire-d’aile
Au-devant d’elle, et dis-lui
Bien que dans mon cœur fidèle
Un rayon joyeux a lui,
Dissipant, lumière sainte,
Ces ténèbres de l’amour :
Méfiance, doute, crainte,
Et que voici le grand jour !
Longtemps craintive et muette,
Entendez-vous ? La gaîté
Comme une vive alouette
Dans le ciel clair a chanté.
Va donc, chanson ingénue,
Et que, sans nul regret vain,
Elle soit la bienvenue
Celle qui revient enfin.
E.Fabre-Maigné
21-VI-2012
* rue des Paradoux dont l’état actuel résulte de la jonction de la rue des « fustiers » ou charpentiers et de celle des «paradoux» ou tondeurs de draps. Au XIIIème siècle, il y avait un puits public avec quatre poulies de bronze. Elle connut jusqu’au XVIème siècle une très grande activité commerçante avec la foire annuelle des draps dans l’hôtel Saint Jean. Alors, devant chaque maison, des banderoles blanches portant les enseignes des commerçants flottaient en travers de la rue
Je n’y passe jamais sans m’arrêter devant cet impressionnant édifice de brique rouge qui porte l`enseigne : « Jules Chalande né le 14 mai 1854 a écrit l`histoire des rues de Toulouse dans cette maison où il est mort le 9 avril 1930 ».
**« petite flûte jouant un octave au-dessus de la flûte traversière, dont le soliste assure qu’il est à la fois un instrument virtuose et expressif, très souvent exploité dans le répertoire symphonique. Beethoven a été le premier à l’employer dans la Cinquième symphonie. On l’entend également dans sa Neuvième symphonie, dans les œuvres de Tchaïkovski, Ravel, Debussy… Claude Roubichou, qui a effectué ses études musicales à Toulouse, à Paris et en Allemagne, gagné en 1987 un deuxième prix au Concours international de flûte et piccolo de Rome, a participé à toutes les grandes tournées de l’Orchestre du Capitole. De ces voyages « passionnants », il a gardé notamment le souvenir des grandes salles prestigieuses de New-York, Chicago, Berlin, Vienne… mais ces tournées exaltantes ne l’empêchent pas de savourer l’air de ses Pyrénées natales lorsqu’il prend quelques jours de vacances » Anne-Marie Chouchan La Dépêche du Midi.
***Chants anciens, traditionnels et contemporains en occitan, catalan, castillan, portugais, italien, latin, breton, flamand, yiddish, disponible à l’Ostal d’Occitania, 11 Rue Malcousinat 31000 Toulouse 05 61 22 13 31
****« c’est surtout une œuvre technique, il y a beaucoup de notes, mais l’on y trouve aussi climat de fête vénitienne propre à certaines pages de Vivaldi ; à l’origine, je crois qu’il avait été composé pour une flûte à bec sopranino » a précisé Claude Roubichou.