« À louer » par la Compagnie Peeping Tom au TNT (en coréalisation avec le CDC Toulouse/ Midi-Pyrénées)
Conception & mise en scène : Gabriela Carrizo, Franck Chartier.
Acteurs principaux : Marie Gyselbrecht, Jos Baker, Hun-Mok Jung, SeolJin Kim, Eurudike de Beul, Leo de Beul, Simon Vesnel.
Après le fulgurant et poétique spectacle de l’année dernière, 32 rue Vandenbranden, le collectif bruxellois Peeping Tom revient avec un étrange spectacle « A louer », où le burlesque souvent présent ne peut masquer l’angoisse latente. D’ailleurs le spectacle s’ouvre au milieu d’immenses rideaux rouges, écluses contre le réel, et sur un salon désuet, décati, dans lequel canapé, fauteuil, piano, sont bâchés, lourds de bien des secrets, et l’on entend un orchestre qui tente de s’accorder comme pour assourdir les désaccords qui vont monter de cette maison des souffrances. Cette maison qui rêve, et fait danser ses objets et ses habitants entre rêve et cauchemar.
Les auteurs, Gabriella Carrizo et Frank Chatrier s’en expliquent par cette citation liminaire : « Tout est éphémère, car tout peut-être repris du jour au lendemain : un appartement, nos objets personnels, une situation, une personne ou même une vie. Tout est à louer ».
Gabriella Carrizo ajoute ceci : « La location est par principe temporaire. On loue toujours quelque chose pour un certain temps. Que se passerait-il si tout était à louer? Si notre relation avec les gens, les endroits et les choses était systématiquement temporaire? Si nous pouvions louer une situation déterminée, voire même une autre vie? Si nous ne pouvions conserver tout et tout le monde qu’à titre provisoire?… » Pourtant si certes il y a un voyage vertigineux sur la perte irrémédiable de tout, l’impossibilité des étreintes durables, ce qui frappe le plus dans ce spectacle étonnant est autre : l’impossibilité de l’amour entre mère, père et fils, la pathétique tentative d’une chanteuse pour retrouver sa gloire passée, sa jeunesse sans doute, et l’hommage d’un public fantôme, les apparitions comme des fantômes de culpabilité soit sur le balcon, soit en faisant ramper comme des souris affolées les acteurs muets et déambulant sans cesse, se cachant invisibles derrière les sofas ou les fauteuils, pour ressurgir d’un seul coup.
La trame décrite par les auteurs qui livrent quelques clefs à une suite de belles visions incohérentes, est la suivante : Une maîtresse de maison qui marche comme dans un film muet, avec ces subtiles accélérations d’image, effets rendus par la technique de l’époque, et son serviteur Seoljin qui fait parfois des arrêts sur image, comme lorsque l’on faisait « pause » au temps pas si lointain des magnétoscopes, s’apprêtent à recevoir de la visite dans ce qui semble être une grande maison à louer. Un espace à louer, un temps à occuper, une vie à remplir, qui rappelle que tout est éphémère.
C’est dans ce huis clos, malgré les portes, les rideaux qui livrent des personnages, un tableau vivant qui demeure tableau quand s’enfuit le personnage, les portes qui battent sans cesse avec les dédoublements des acteurs et des surgissements d’acteurs comme chez Kantor.
La compagnie fondée donc par Gabriella Carrizo et Frank Chatrier est avant tout un collectif de danse contemporaine et aussi de théâtre, mais avec une mezzo-soprano, Eurudike de Beul. Aussi la musique chantée en direct et la danse, plus proche des contorsions propres à l’art circassien, ont un rôle fondamental. Les acteurs ne sont que témoins passifs ou agressifs. Le texte succinct en anglais et un peu en français tourne autour d’une « cup of coffee », d’une tasse de café seul vestige d’une richesse passée,, ou des minauderies de la cantatrice. Il ne sert qu’à montrer la volatilité de toutes choses et la fuite dans les instants parallèles, les dédoublements, les démarches comme pantins désarticulés, le passage continu des personnages à être soit acteur d’un moment, soit soudain spectateur du même moment. Tout échappe, tout se dérobe.
Le spectateur épie, plus qu’il essaie de comprendre, et d’ailleurs le titre de la compagnie, Peeping Tom, trouvé au hasard, porte en lui ce voyeurisme assumé. Tout se joue dans cette maison qui semble hantée avec cette «Madame» oppressée, entre angoisse et désir, son majordome impassible qui soudain se lance dans des numéros de danseur-caoutchouc, la diva et son mari empressé, et leur fils mis à nu par l’absence de tout amour maternel, et qui ne peut que se réfugier dans le dédoublement et la transe dansée, des invités glissants dans l’éphémère ou dans un monde parallèle.
La conception du spectacle est très cinématographique, faisant souvent appel au burlesque des danses ou des mots, avec des procédés de cinéma muet, des escamotages, des ralentis, des accélérés. Les gestes anodins deviennent des drames et la maison songe, se souvient. Une course-poursuite entre le passé et le présent, l’amour impossible fuyant toujours, l’indifférence du chœur des comédiens muets.
Mais dans ces apparences se glissent tous les recoins de nos vertiges, et le rire qui pourrait naître se fige très vite tant les gouffres s’ouvrent, les repères s’enfuient, le portrait grandeur nature s’élance parmi nous, les incertitudes affluent. Tout est au bord du déséquilibre. Tout est instable et la gravité est vaincue par les danseurs acrobates sud-coréens, évoluant entre spasmes et apesanteur, chutes et rebonds. Dans ce ballet aux limites des possibilités physiques des danseurs, passent des bribes de musique baroque, de Bach, de Wagner, et le plus souvent des craquements et des cliquetis.
Si le double du fils meurt au piano après avoir chanté une longue ballade romantique, c’est le fils qui prend sa place comme dans un cauchemar. Et cette maison bourgeoise est la porte vers l’obscur. Ici point de poésie, simplement les glissements vers l’obscur et une dérision grinçante.
Ce choc entre danses virtuoses où tout ne semble que chutes évitées ou pas, réalité triviale où parfois les corps à corps peuvent exister pour mieux se dissoudre rend ce spectacle fascinant, inquiétant, absurde. Tout glisse, tout passe, tout s’efface, ce qui va rester à louer est le vide des âmes plus que la perte des êtres ou des choses.
« À Louer parle du temps, de la limitation dans le temps et de la précarité des choses et des relations.» (Gabriella Carrizo).
Nous spectateurs avons loué un temps de notre vie à voir ce miroir de nos incertitudes. Ce temps fut précieux. Loué soit « À louer ».
Gil Pressnitzer
Théâtre de la Cité
Centre de Développement Chorégraphique