Les Sacqueboutiers, A Sei Voci, Scandincus et le Chœur du Capitole
« Messe de couronnement d’un doge à Venise »
de Giovanni Gabrieli (1554 ou 1557-1612)
en la Cathédrale Saint Etienne le mercredi 09 Mai
Il ne restait plus une place de libre sous la triple voute à 19m de hauteur et le temps que les interprètes venus du fond de la nef Raimondine gagnent leurs places, on pouvait admirer la mise en lumière de la tribune avec ses belles colonnettes romanes et de la chaire de Virebent avec ses titans prisonniers. La scène occupait pratiquement toute la largeur (19m aussi), devant les portes de l’entrée occidentale, sous la rosace : c’était bien le minimum pour accueillir la vingtaine de musiciens et la cinquantaine de choristes (Scandicus a aussi chanté sur l’autel derrière le public et depuis le baptistère à droite de la scène). Les mouvements des chanteurs et des musiciens couvraient parfois les 2 orgues portatifs et le clavecin, mais dès que sonnaient les saqueboutes et que les chœurs donnaient de l’unisson, que les grandes orgues de Michel Bouvard se mettaient de la partie, tout l’espace sonore était occupé ; seule une cloche lointaine s’invitait parfois dans les silences.
Il s’agissait à proprement parler des « trompettes de la renommée » qui ouvrirent cette messe de couronnement et l’on n’a eu aucun mal à imaginer le nouveau Doge conduit triomphalement en la Basilique Saint Marc de Venise… :
Le marbre noblement y résonne aux talons,
Se dispose en façade et se découpe en frise
Et, d’un vol sans essor en l’air bleu qui l’irise,
Unit des ailes d’aigle à des corps de lions…
(Et) dans l’air où il blasonne,
Gueule ouverte et flanc gonflé,
Le Lion sur sa colonne
Arque mieux son dos ailé… *
Ou ce monarque à vie montant sur le Bucentaure, « galère d’apparat pour célébrer au jour de l’Ascension (son) mariage mystique avec la mer où il jetait un anneau nuptial, affirmant la grandeur de la Ville » : ce magnifique bateau tenant son nom d’un monstre à tête de bœuf qui figurait à la proue, détruit par les français en 1797, inspira Canaletto et Francesco Guardi, de même que la vie trépidante des canaux vénitiens et les fêtes ou cérémonies fastueuses.
Même si Jean-Louis Comoretto* et les solistes étaient quelque peu réduits à la portion congrue dans ce rituel spectaculaire, les Chœurs tiraient néanmoins leur épingle du jeu. Si l’on s’est quand même rendu compte que la notion du temps n’est plus la même qu’à l’époque de la création (les deux heures et demie se sont fait sentir lorsque les ombres se sont allongées et que le froid est tombé sur nos épaules), il faut préciser qu’à la liturgie traditionnelle étaient adjoints des motets polyphoniques, du plain-chant et des canzoni intrumentales.
On nous permettra de regretter que l’Ensemble vocal A Sei Voci, fondé par le regretté Bernard Fabre-Garrus et emmené depuis sa disparition par Jean-Louis Comoretto, ait du cesser ses activités en 2011, pour raisons économiques, après 34 années consacrées à la redécouverte de la musique de la Renaissance et du Baroque italien.
Mais pour ce qui est des Sacqueboutiers, nous sommes rassurés : malgré leurs 35 ans d’existence, ils n’ont pas fini de nous surprendre, sous l’impulsion de Jean-Pierre Canihac.
Et l’on quitta le grand vaisseau de pierre en ressentant cette « faim extrême de voir Venise » de Montaigne qui « n’eût sceu arrester ny a Rome ny ailleurs en Italie en repos, sans avoir reconnu Venise ».
On entendait Alfred de MUSSET nous dire :
A Saint-Blaise, à la Zuecca,
Vous étiez, vous étiez bien aise
A Saint-Blaise.
A Saint-Blaise, à la Zuecca,
Nous étions bien là.
Mais de vous en souvenir
Prendrez-vous la peine ?
Mais de vous en souvenir
Et d’y revenir,
A Saint-Blaise, à la Zuecca,
Dans les prés fleuris cueillir la verveine,
A Saint-Blaise, à la Zuecca,
Vivre et mourir là !
Lors d’un prochain séjour à Venise, on n’oubliera pas d’aller saluer la mémoire de Giovanni Gabrieli devant sa pierre tombale en l’église Santo Stefano, en murmurant avec Henri de Régnier* :
Et je verrai, ce soir, la lune au croissant clair
Se lever sur Fusine,
Dans cette odeur de sel et d’iode qu’a l’air
De Venise marine.
Musique à Versailles par l’Orchestre de Chambre
en l’Auditorium Saint Pierre des Cuisines le 11 Mai
Quel beau programme avec en ouverture la Suite instrumentale « Les amants magnifiques » de Jean-Baptiste Lully (1632-1687) !
Sans être nostalgique de l’Ancien régime (loin de là !), il faut néanmoins rappeler que, mécène des arts, danseur et guitariste, un roi comme Louis XIV, s’il l’utilisa à son profit comme un véritable outil politique, a su faire rayonner la culture française. Bien sûr, les fêtes de Versailles où chaque événement de sa vie était mis en musique, lui servirent à mieux contrôler la noblesse dont il se méfiait depuis la Fronde. Louis XV, du point de vue des arts, n’aura plus qu’à poursuivre l’œuvre de son prédécesseur, et si Lully appartient tout entier au règne du Roi Soleil, les carrières de Rameau ou Destouches commencent sous un règne et s’achèvent sous un autre.
On aurait pu craindre qu’une musique née d’une volonté politique si forte ne soit rien de plus qu’une musique officielle, rigide et sans invention. Il n’en est rien ! Et si Lully pensa avant tout à la danse, Rameau fut l’un de ses plus grands théoriciens, impliqué dans de nombreuses controverses. Voltaire nous a rapporté les paroles de Rameau : « Lully a besoin d’acteurs, j’ai besoin de chanteurs », évolution radicale d’une musique qui devient moins utilitaire et s’émancipe du théâtre et de la danse. Richesse de la mélodie, de l’orchestration et de l’harmonie, la musique française à Versailles est sophistiquée, et l’on y découvre sans cesse de nouveaux détails qui avaient échappé à la première écoute.
Pourtant, l’image que l’Histoire nous a transmise de Jean Baptiste Lully, né Giovanni Battista Lulli, Surintendant de la Musique de la Chambre du Roi, n’est guère flatteuse ; et les lamentables éructations de J-J Rousseau à son égard n’y sont pas pour rien : « Je crois avoir fait voir qu’il n’y a ni mesure ni mélodie dans la musique française…, que l’harmonie en est brute, sans expression, et sentant uniquement son remplissage d’écolier; que les airs français ne sont point des airs; que le récitatif n’est point du récitatif. D’où je conclus que les Français n’ont point de musique et ne peuvent en avoir, ou que, si jamais ils en ont une, ce sera tant pis pour eux. »
Il faut dire aussi que ses contemporains n’ont pas été tendres avec lui.
Jean de La Fontaine, à la suite d’un projet commun d’opéra qui ne s’est pas fait à son grand dam, lui adressa un virulent pamphlet intitulé Le Florentin:
Vous ne connaissez pas encor le Florentin;
C’est un paillard, c’est un mâtin
Qui tout dévore,
Happe tout, serre tout : il a triple gosier.
Donnez-lui, fourrez-lui, le glout demande encore
Le Roi même aurait peine à le rassasier. ”
(…)
Chacun voudrait qu’il fût dans le sein d’Abraham;
Son architecte, et son libraire,
Et son voisin, et son compère,
Et son beau-père,
Sa femme, et ses enfants, et tout le genre humain,
Petits et grands, dans leurs prières,
Disent le soir et le matin :
« Seigneur, par vos bontés pour nous si singulières,
Délivrez-nous du Florentin. »
Malgré toute la tendresse que nous avons pour notre plus grand fabuliste, il faut affirmer tout le plaisir que cet immigré italien parfaitement intégré en France nous a légué, combien sa musique à chaque écoute nous divertit tout en en nous reposant et ne lasse pas de nous surprendre par son inventivité.
Il faut rappeler que sans Lully nous aurions peut-être à jamais perdu ces danses devenues classiques et qui étaient avant tout danses de villages:
– La Bourrée, danse poitevine et auvergnate,
– La Gavotte, issue des bransles bourguignons, poitevins et bretons,
– La Sarabande, danse lente venue d’Espagne,
– La Danse des sabres qui s’apparente à la gigue,
– Le Menuet qui, comme son nom l’indique, était dansé à pas menus : originaire du Poitou, ce fut la danse la plus utilisée par Lully, d’où la remarque de Victor Hugo : « Le Notre fit le quinconce et Lulli le menuet ».
Il faut dire aussi qu’il excellait en tout : la guitare, le violon (dont il jouait volontiers en soliste lors des représentations de ses œuvres), le clavecin qui était son instrument de compositeur, la comédie, la danse, la chorégraphie, la direction d’orchestre, la mise en scène et même le chant. Qu’il révolutionna le violon et la musique d’ensemble en inscrivant le « coup d’archet » au cœur de la partition même. C’est le premier violon qui indiquera désormais aux violonistes du rang et à tout l’orchestre le départ de la phrase musicale et si l’archet attaque la corde par en bas ou par en haut!
Enfin, on a oublié qu’homme généreux et avisé, il payait sur ses deniers personnels l’entretien de l’Opéra royal de Paris, fonction qui parfois lui donnait grand souci et que cet homme de grand caractère et d’intelligence aigüe savait déléguer et plier même lorsqu’il se trompait.
Et ce n’est que justice si son style flamboyant et d’une rare élégance lui survit. Si l’on ne devait retenir qu’une seule de ces compositions, c’est celle qui clôtura ce savoureux concert de l’Orchestre de Chambre : extraite du Bourgeois gentilhomme, on ne se lasse pas d’entendre cette magnifique Danse pour la cérémonie des Turcs.
Décidemment, Lully méritait bien l’hommage que lui a rendu Thomas Bottalico (1904-1977) :
Ton siècle s’écoule les yeux
Pleins de merveille pour tes ballets,
Froid et solitaire dans ta gloire,
Tes mœurs d’italien,
Violes telles que des armes
D’assaut tu me tourmentes
Métallique et ultra moderne,
Soleil froid et éblouissant, Lully.
Notes vertes et liquides,
Cristaux silencieux de neige,
Feux d’artifice, noble dans
Tes jours magnifiques et éternels.
Ton soleil triomphant n’est plus là
Mais tu nous console et nous rendre fiers,
Amour éclatant, partances d’emblée,
Chevaux galopant dans un rêve.
Pour mes voisines « abonnées » encore sous son charme allègre et guilleret, les 3ème et 5ème concerts de Jean-Philippe Rameau (1683-1764), -dont la Forqueray et la Marais, hommages à ses contemporains-, (véritables descriptions picturales de lieux et de« caractères », semblables aux mouches des élégantes de son époque qui divulguaient leurs secrets), ont été ressentis comme une baisse de rythme, alors que la formation à 3 violons, 1 alto et 2 violoncelles demande une virtuosité certaine (Gilles Colliard n’est jamais aussi bon qu’en violon solo). Ces mêmes dames avaient tout d’abord apprécié les boléros rouges des musiciennes ; à l’exception du grège de celle qui tenait le 1° violon !
André Cardinal Destouches (1672-1749), avec la 1ère suite « Les Éléments » et Daniel-François-Esprit Auber (1782-1871), des Violons du Roi, avec son Concerto pour quatre violons, ont par contre été très appréciés et Lully a fait l’unanimité.
L’Orchestre de Chambre de Toulouse, souvent décrié par certains puristes, a une fois de plus comblé son nombreux public qui ne manquerait pour rien au monde les rendez-vous proposés par cette formation ; et nous attendons maintenant avec impatience le programme de la saison 2012-2013.
Nul doute que sa belle devise « la Musique en partage » sera une fois de plus honorée, en l’Auditorium Saint Pierre des Cuisines, lors de leurs tournées en région ou à l’autre bout du monde, comme au chevet des Personnes hospitalisées.
E.Fabre-Maigné