Le premier jour du printemps, j’étais en Provence et j’ai voulu aller à la Fontaine de Vaucluse saluer Francisco Petrarca, un de mes poètes-compagnons que je n’avais pas visité depuis plus d’une décennie ; je commençais par une visite au Musée qui lui est consacré, où je ne croisais que quelques touristes étrangers dans une ambiance un peu surannée, et me délectais à nouveau de la vision d’éditions anciennes des œuvres du poète, de dessins et d’estampes sur Le Canzoniere-Le Chansonnier et bien sûr de portraits de la Dame de ses pensées : Laure. Je voulais ensuite remonter « cette vallée ombreuse et boisée, toute humide et toute retentissante du murmure des eaux courantes »* fermée par un rempart de rochers inaccessibles et par la résurgence « portique d’un monde souterrain insondable »*, dominée par le vieux château en ruines, « dont les pans de murs perchés de brèches et de fenêtres se confondent avec les roches grises qui les portent », où résida le Poète et où il écrivit ses poèmes d’amour à Madonna Laura.
Mais désormais une insipide galerie marchande a bétonné le chemin escarpé, étouffant le Musée de la Résistance « L’appel de la Liberté » créé par Jean Garcin (le Commandant Bayard) et René Char (j’y étais le seul visiteur !).
Je m’échappais rapidement du tohu-bohu ambiant, déçu de ce rendez-vous quelque peu manqué, en me récitant à moi-même ces vers :
Claires, fraiches et lisses eaux
Où ses beaux membres baigna
Celle qui seule à mes regards est femme;
Arbre dont il lui plut
(Ma mémoire en soupire)
Appuyant son beau flanc, de faire une colonne;
Verdure et fleurs que sa robe
Elégante couvrit
Comme sa gorge d’ange;
Ciel limpide et sacré
D’où l’Amour montrant ses yeux ouvrit mon cœur…
J’étais d’autant plus curieux du concert proposé par Odyssud et l’Ensemble de Musique Renaissance, La Main Harmonique, pour clôturer les Rencontres des Musiques Anciennes en Midi-Pyrénées : L’aura mia sacra-Ma Laure sacrée, des poèmes du reclus de la Fontaine de Vaucluse, mis en musique par Andrian Willaert (1490-1562) et Cipriano de Rore (1508-1565), deux compositeurs de la Renaissance. Interprétés par 2 soprani, 1 contre-ténor, 2 ténors, 1 baryton basse, 1 basse, 1 dessus de viole, 1 ténor de viole, 1 basse de viole, sous la direction de Frédéric Bétous, lui-même contre-ténor et fondateur de l’ensemble**.
Dans la plus vieille église du Sud-Ouest de la France, Saint Pierre des Cuisines, avec ses deux chœurs, l’un roman, l’autre gothique, transformée fort judicieusement en auditorium par la Mairie de Toulouse, on est isolé du vacarme extérieur, estudiant et politique ; et c’est bien agréable.
Laure est déjà là en majesté, dans une des représentations les plus connues, projetée sur écran. Dans l’encadrement de dentelle d’une fenêtre gothique en remploi, un cyprès d’Italie ondule doucement dans les dernières lueurs du jour. Quelques projecteurs « mandarines » nimbent le parquet de la scène d’une lumière blanche écrue qui tire vers l’orange.
Après une introduction fort intéressante mais trop courte de Jean-Luc Nardone, étudiant-chercheur à l’Université de Toulouse Le Mirail, des combinaisons vocales à 3, 4, 5, 6 ou 7, enluminent les textes dont une adaptation française nous est proposée sur l’écran ; et certaines polyphonies sont interprétées par les violes. On est à l’apogée du Madrigal et de la Musica Nova : cette musique est lente, maniérée, il faut un certain temps pour y pénétrer, et certains de mes voisins, qui ont peut être du sommeil en retard, ne tardent pas à piquer du nez. Mais la majorité du public apprécient ce beau chanter et ce beau silence (car il est aussi important), comme on dit en Italie. Le programme est très équilibré, presque comme deux poèmes, In Vita et In Morte di Madonna Laura (respectant l’ordre de l’œuvre poétique), avec chacun 3 parties chantées et musicales, un Ricarce instrumental, et à nouveau 2 parties chantées.
On se trouve dans « un tableau de Botticelli, à la mélancolie calme, aux formes élégantes, à la joie pudique…les vents printaniers soufflent dans les bosquets de myrte, les source murmurent, les oiseaux chantent la beauté de Laure »**.
On pense tout de suite aux douze madrigaux à chanter et à jouer de Luzzasco Luzzachi (1547-1607), composés pour le concert des dames princières de Marguerite Gonzague d’Este, la fameuse Dame de Ferrare, révélé par l’Ensemble Doulce Mémoire : le rapport entre poésie et musique en était la cause vitale, et cette poésie sonore présupposait une longue familiarité de ses dédicataires avec les textes poétiques. (Ce dont on est loin aujourd’hui).
A travers cette belle entreprise musicale de ce jeune ensemble plus que prometteur (qui a été accueillie au Festival de Jazz de Marciac), espérons que nombreux seront ceux qui redécouvrirons Pétrarque qui reste un des plus parfaits poètes de l’âme de tous les temps et de tous les pays, depuis la mort du doux Virgile* : grâce à lui, le souvenir de Laure de Noves survole encore les siècles, comme celui de Tristan et Yseult, d’Orphée et d’Eurydice, d’Isis et d’Osiris.
Signalons au milieu de ce programme, une étrange composition de Alexandros Markéas, un compositeur contemporain, sur une adaptation très libre de Louis Aragon, They said Laura was somebody else (jeu de mot avec Elsa, la muse du Poète)***. Très acrobatique vocalement, cette pièce est diversement appréciée par l’auditoire, car légèrement déroutante une fois que l’on est rentré dans l’ambiance madrigalesque.
Même si son écriture est très codifiée et savante, la poésie de Pétrarque est claire comme l’eau de la Sorgue:
«Béatrice a levé les yeux et souri à l’homme qui l’aime : ce sourire, c’est Laure, la femme, bien que divinisée, qui se promène maintenant au bord des ruisseaux, dans les prairies, contemple son image dans les sources, cueille des fleurs ; les bois exultent en la contemplant, sa chasteté embaume la nature. Pétrarque a osé la regarder, non comme un idéal, comme la Femme, encore baignée des rosées du ciel, mais déjà prête à se laisser contempler par son fidèle amant»**.
En ce qui me concerne, à la sortie de concert dans un temps suspendu, je garde en mémoire le sourire de Laure à Pétrarque qui, comme celui de Béatrice à Dante, a ensoleillé ma nuit.
J’ai vu sur la terre manières angéliques,
et beauté céleste uniques en ce monde,
telles que d’y repenser me réjouir et me navre,
et qui dans mes rêves, ne sont plus qu’ombres et fumées.
Et j’ai vu pleurer ces deux yeux brillants,
qui ont fait mille fois le soleil envieux ;
et j’ai entendu des soupirs
à déplacer les montagnes et interrompre les rivières.
Amour, sagesse, valeur, pitié et douleur
se lamentaient en chœur d’un doux concert
que personne d’autre n’entendra en ce monde.
Et le ciel à cette harmonie était si attentif
que pas une feuille sur la branche ne s’est vu remuer,
tant sa douceur avait empli l’air et les vents.
Elrik Fabre-Maigné
3 mai 2012
* Alphonse de Lamartine Cours familier de Littérature 1858
**Maria Brandon Albini
***Rappelons au passage, en ce 70° anniversaire des premières publications clandestines des Poètes de la Résistance, qu’Aragon a trouvé dans la morale courtoise de la poésie occitane un antidote à la morale des bandits, des Nazis et de leurs complices français, et que c’est à travers la poésie occitane qu’il a commencé à s’intéresser à Pétrarque : lors de la Débâcle, il est passé par Ribérac, patrie du poète Arnaut Daniel, et a commencé à y écrire des textes dans ce style. Il fera paraître en 1947 : Cinq Sonnets de Pétrarque avec une eau-forte de Picasso, plus proches cependant du trobar clutz, des poèmes hermétiques des derniers troubadours que du poète de la Fontaine de Vaucluse.