Alors que la semaine dernière a vu à Toulouse la tragédie d’enfants et d’adultes exécutés pour leur origine ethnique et que se déchainent les liaisons délétères entre celle-ci et le terrorisme, le chômage ou la récession, il faut réaffirmer haut et fort que tout cela est du populisme de caniveau, que les français de souches diverses et variées, que les immigrés quels qu’ils soient, enrichissent notre pays, sur le plan social mais aussi culturel ; et que, comme pour toute communauté, quelques individus méprisables ne sont que des exceptions qui confirment la règle.
A l’écoute d’une belle anthologie de quatre disques parue l’an dernier, La Belle Epoque (RFI Celluloïd), je vous invite par exemple à découvrir ou redécouvrir un musicien de grand talent qui était en même temps un homme de cœur, un homme bon, un homme simple, qui nous manque beaucoup : français d’origine africaine (camerounaise), citoyen du monde, il s’appelait Francis Bébey.
Poète, écrivain, journaliste, musicien et musicologue, il fait partie des précurseurs dont le rôle dans la reconnaissance des musiques africaines s’est avéré primordial. Après une mission à l’UNESCO comme directeur du Programme de la Musique, il consacrera la fin de sa vie à la création, à partir de 1973. Virtuose de la guitare, mais aussi de la flute pygmée et de la sanza (piano à pouces), il savait donner à entendre aussi bien la grande Poésie que l’humour.
« Alors que sa disparition, le 28 mai 2001, est survenue dans une quasi-indifférence, l’importance du musicien camerounais ne cesse depuis d’être démontrée. Cet homme de mots et de musique a été, toute sa vie durant, soucieux de la sauvegarde des traditions comme de l’exploration des innovations. Romancier, pionnier de la chanson africaine et auteur du premier ouvrage consacré aux musiques d’Afrique, Francis s’est aussi essayé, avec humour, audace et brio, à de nombreuses formes musicales traditionnelles, savantes ou populaires. (Sophie Perrin Mondomix mars 2012)
Côté discographique, La Belle Epoque contient la quintessence de l’oeuvre : on retiendra Je pars, Maria, chanson d’un tirailleur qui part verser son sang pour la France, sans espoir de retour, dans ce style naïf frais et inimitable, ou Immigration amoureuse, rempli de cet humour tendre si africain, ou encore Souffles, le magnifique poème de Birago Diop (« Ecoutes plus souvent les choses que les êtres »); Maloba recèle des perles comme O Bia, La Boite Magique et le merveilleux Mon Amour pour Toi. Mais Dibiye avec ses fils Patrick et Toups, au swing chaleureux, et Mbira Dance, Conte de la création du monde par Dieu en jouant de la sana, font aussi partie de ma discothèque idéale. Côté littérature, vous pouvez lire à vos enfants La lune dans un seau tout rouge (Hatier) et L’Enfant-Pluie (Sépia) : ils feront de beaux rêves; quant au Concert pour un vieux masque (L’Harmattan/Encres noires), c’est un des plus beau poème que j’ai jamais lu.
J’ai eu la chance de rencontrer Francis Bebey, -comme Léo Ferré-, au début des années 70, alors que je me cherchais en tant qu’en homme et en tant qu’artiste : j’ai organisé bénévolement plusieurs concerts pour lui, à cette époque où il n’y avait pas beaucoup de spectacles vivants à Toulouse. Je me souviens, comme si c’était hier, de sa simplicité de grand artiste, des rires de son public quand il chantait « la condition masculine » ou de l’émotion du « concert pour un vieux masque » enluminé par sa virtuosité de guitariste.
Il m’a beaucoup apporté avec son immense talent, mais il m’a aussi appris que « les plus grandes blessures sont cousues par le fil du silence » ; une de ses chansons parlait de ce restaurant de Savannah, Georgia, aux USA, où, étudiant, on lui avait refusé l’entrée parce qu’il était noir. Savannah où un enfant noir avait été tué par balle parce qu’il avait osé rentrer dans une église réservée aux Blancs !
Les décennies suivantes, il donnait des concerts dans le monde entier (comme au Carnegie Hall de New York !), mais de moins en moins en France, -et encore moins à Toulouse-, où la mode n’était pas à la poésie. Mais nous nous sommes revus plusieurs fois, chez moi, dans ma « famille italienne », ou chez lui à Paris, rue du Champ de l’alouette, au nom poétique qui lui allait si bien, avec son épouse Madé aussi chaleureuse que lui ; nous parlions de poésie et de musique, nous chantions ou disions des poèmes, il invitait à sa table des écrivains comme l’éruptif Jean-Noël Schifano, le Napolitain. On s’écrivait au moins une fois par an, il avait toujours un mot gentil pour mon épouse et pour mes enfants qui grandissaient « à vue d’œil »; on se téléphonait régulièrement, comme ce soir où Romain, mon aîné encore bébé, ne parvenait pas à dormir à cause de ses dents qui poussaient : il m’a demandé de le lui passer, il lui a chanté une berceuse bantoue au téléphone et Romain s’est endormi aussitôt !
La dernière fois que je l’ai vu, c’est en 2000 : quand il a su que j’introduisais des artistes dans les Hôpitaux dans le cadre du programme Culture à l’Hôpital, il a tenu à venir chanter pour les enfants hospitalisés ; à titre gracieux et j’ai eu beaucoup de mal à régler son billet d’avion ! Je savais qu’il était très fatigué, après de graves problèmes de santé, et j’essayais de le ménager, mais il a voulu que je l’emmène au chevet de tous les enfants présents ce jour-là ; en Hématologie Oncologie, il a demandé aux ancêtres présents dans sa sanza d’intervenir pour que la dizaine d’enfants présents dans la salle de jeux guérissent vite, et dans un grand éclat de rire, il a conclu : « ils sont d’accords ! ». Certains Soignants n’en sont pas encore revenus : de la musique de guérison à l’Hôpital des Enfants !
Je n’imaginais pas que je ne le reverrais plus et j’ai pleuré comme un enfant lorsque j’ai appris sa disparition quelques mois après : il aurait pu rester encore un peu avec le sourire de ses yeux, sa grande culture et son gai savoir, son esprit ouvert et son cœur généreux…
Mais la trace de son passage dans ma vie est tellement forte que sa tendresse, son rire, sa poésie et sa musique restent indélébiles dans mon cœur et dans ma pensée. J’ai beau savoir qu’il est parti de ce monde, je rêve encore que je vais le chercher à l’aéroport de Blagnac pour l’emmener chanter dans la salle bleue du Centre Culturel de Toulouse, rue Croix Baragnon, ou au chevet des enfants malades, puis partager les spécialités piémontaises de ma belle-mère Romana qu’il appréciait beaucoup (la dernière fois, il était reparti à Paris avec un pannetone !).
Je lui avais écrit ce poème maladroit, mais je n’ai jamais osé le lui donner, à lui qui prêtait sa voix à Léopold Sédar Senghor ou à Birago Diop :
Comme un oiseau migrateur Venu du Lac Tchad par-dessus les fosses abyssales où repose le premier homme, tu m’as effleuré de ton aile ; ton sourire de printemps avait la brillance éternelle des neiges du Kilimandjaro que je n’ai jamais vu qu’en rêve. J’ai frissonné à l’écho lointain de l’aurore sous tes doigts de rosée picorant ta femme-guitare.
Je me suis baigné aux sources ferrugineuses de ta musique fluviatile parmi tes amis rythmiques, crapauds-buffles ou caméléons, singes-araignées ou antilopes koudous. J’ai été emporté sur le dos de tes grandes crues poétiques que tu prodiguais sans compter avec la tendre discrétion du griot.
Moi petit blanc perdu dans cet Occident malade de tant de gaspillages et d’absences renouvelées, moi qui suis né orphelin des choses essentielles, j’ai mesuré à t’entendre les vies qu’il me restait à perdurer pour n’être plus une sanza désaccordée et j’ai repris courage dans ma quête de pèlerin de la chaleur.
Dis-moi, cher Francis Bébey, quel vieux masque de lion as-tu caché derrière le miroir aquatique de ta vie buissonnière pour un concert ramené du continent mythique du Gondwana quand nous étions tous des enfants heureux ?
J’entends toujours ta voix dans le vent, la pluie, l’eau du fleuve, le murmure des arbres…
Je suis heureux de le faire connaître, dès que je le peux, à mon public, à mes auditeurs de Radio Présence Midi-Pyrénées et surtout aux enfants des Ecoles où je fais des lectures. En leur disant toujours qu’on ne doit jamais juger quelqu’un par la couleur de la peau, la religion ou l’origine sociale. Et avec Saint-Exupéry que « l’essentiel est invisible pour les yeux », « qu’on ne voit bien qu’avec le cœur » ; par exemple en fermant les yeux et en écoutant la musique de Francis Bébéy.
Son fils Patrick continue sur sa lancée, en reprenant son répertoire et en créant son propre univers.
Et l’étincelle allumée par Francis n’en finit pas de révéler la richesse de la culture africaine mais aussi du métissage; il n’est pas le seul, et c’est la plus belle réponse que l’on puisse envoyer aux assassins, comme aux démagogues: ils peuvent tuer les corps, ils ne tueront jamais les esprits, comme disaient les Amérindiens.
E.Fabre-Maigné
Chevalier des Arts et Lettres
Musique
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La belle époque
Maloba
Mbira dance
Dibiye
La lune dans un seau tout rouge
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Poésie
Avril tout le long, Editions Rencontres, Lausanne, 1969
Concert pour un vieux masque, l’harmattan, 1980
La nouvelle saison de fruits, Nouvelles éditions africaines, Dakar, 1980
Romans
Le Fils d’Agatha Moudio, Yaoundé, CLE, 1967
La poupée ashanti, Yaoundé, CLE, 1973
Le roi Albert d’Effidi, Yaoundé, CLE, 1976
Le ministre et le griot, Paris, Sépia, 1992
L’enfant pluie, Paris, Sépia, 1994
Nouvelles
Embarras & compagnie, Yaoundé, CLE, 1968
La lune dans un seau tout rouge, Paris, Hatier, 1989