Il y a une semaine Le Grand retour de Boris S. de Serge Kribus, dans une mise en scène de Jean-Louis Hébré avec Roger Borlant et Laurent Collombert, était à l’affiche du Grenier Théâtre. En écrivant cette chronique, le cœur serré au lendemain du massacre perpétré dans une école juive de notre ville, je ne peux m’empêcher de rappeler que plus que jamais, au delà du divertissement, l’art doit être un rempart contre l’oubli et la barbarie !
Le Grand retour de Boris S., c’est l’histoire d’un père qui a vécu dans un temps révolu et ne comprend pas celui dans lequel vit son fils, c’est l’histoire d’un fils qui porte un héritage qu’il ne veut pas regarder en face, c’est l’occasion d’un duel théâtral, humain, vivant et drôle, entre un père et son fils qui finissent quand même par s’avouer leur tendresse. Boris, vieux comédien veuf, débarque à l’improviste chez son fils, où il espère pouvoir répéter le rôle de sa vie, Lear ; mais pour son fils le moment est mal choisi : sa femme l’a quitté et il vient de perdre son travail. Les deux hommes n’ont jamais su véritablement se parler et rapidement se heurtent. De plus, le père est Juif, il a vécu les horreurs de la guerre ; le fils ne sait pas, ne veut pas savoir ce que c’est d’être Juif, et la guerre est une mémoire qu’il voudrait oublier. Une mémoire qui l’encombre comme beaucoup d’entre nous…
Cette pièce, qui joue sur trois registres : humour, amour et mémoire, est aussi un plaidoyer pour la différence, d’abord entre les générations, mais aussi entre les cultures. Elle a été créée en septembre 2000 par le grand Michel Aumont et l’auteur, dans une mise en scène de Marcel Bluwal. Les deux comédiens toulousains et leur metteur en scène (une des piliers historiques du Grenier de Toulouse) parviennent à la renouveler brillamment, sans faire oublier cette première version.
Jean-Louis Hébré, peu bavard dans la vie, (« le théâtre, c’est ma manière de parler »), a rejoint la troupe du Grenier en 1965, comme assistant de Maurice Sarrazin, et professeur au Conservatoire, il a tout joué (Molière, Feydeau, Shakespeare, Ionesco, Dumas…) : c’est un répertoire vivant. Il a signé aussi des mises en scène comme Le chant des Signes dont il est l’auteur, Qui a peur de Virginia Woolf ? Love… et ce Grand retour de Boris S.
Laurent Collombert qui fait partie de la Compagnie toulousaine depuis 2007 (Feydeau, Benchetrit, Choderlos de Laclos etc.) donne sans sourciller la réplique à Roger Borlant. Il façonne un jeune homme empêtré dans un quotidien à des années-lumières de celui de son père, pétri de cette fragilité qu’il a sans doute héritée , mais ne veut pas s’avouer et s’efforce de cacher.
A 80 ans passés, ce rôle est presque autobiographique pour Roger Borlant qui portait cette interprétation en lui à double titre : celle d’un comédien qui va remonter sur les planches pour un grand rôle et d’un homme qui veut transmettre le souvenir de la Shoah sans que cela soit écrasant. Acteur, il débute, comme élève–comédien, au Théâtre National Populiare de Jean Vilar sur 4 spectacles (Macbeth, Ubu, L’étourdi et Henri IV). Avec Jean-Louis Trintignant, au Cours Charles Dullin, ils ont pour professeurs Georges Wilson, Alain Cuny, Tania Balachova… Il joue à Paris au Théâtre de l’Atelier, de l’Œuvre, au TEP, puis à Marseille à la Comédie de Provence, puis au Théâtre Populaire des Flandres à Lille… Obligé pour des raisons familiales d’abandonner le théâtre pendant plusieurs décennies, il y revient à la retraite et a joué ces dernières années sous la direction du regretté Michel Lataste, de Jean-Pierre Armand, Francis Azéma, Alix Bourbon, Didier Albert, E.Fabre-Maigné… Il a remporté un grand succès public dans le rôle de Calas, un des Fantômes du Millénaire de Toulouse, dans lequel il habille de lumière intérieure ce personnage historique, victime de l’injustice et de l’intolérance ; et récemment dans son adaptation du « Neveu de Rameau » de Diderot, qu’il interprète seul en scène. Sans oublier le « Fantôme du théâtre » de Pierre Bruel (la mémoire vivante du Théâtre, fondateur des Feux de la Rampe sur Radio Présence Midi-Pyrénées), monologue écrit spécialement pour lui et qui lui va comme un gant ; ni ses interprétations enflammées des discours de Louise Michel ou Miguel de Unamuno dans « Je me révolte, donc je suis-Discours pour silences à venir » des Baladins d’Icarie. Il faut l’entendre dire les Poètes à la Cave Poésie, au chevet des Personnes hospitalisées ou à la Librairie Ombres Blanches, comme s’il avait encore du temps perdu sur les planches à rattraper, en disant comme Stendhal : « Le bonheur, c’est un rêve d’adolescent réalisé dans l’âge mûr ».
Mais Roger, né dans une famille d’immigrés russes de 9 enfants, est aussi le frère du Docteur Henri Borlant, arrêté le 15 juillet 1942 et déporté à Auschwitz (« le grand camp où il y aura plus de 100 000 personnes, avec plusieurs crématoires et chambres à gaz, n’existait pas encore, puisque c’est nous qui le construirons »). Sa sœur, son frère et son père ne reviendront pas. Evadé d’un camp annexe de Buchenwald en 1945, il mène les premiers soldats américains devant l’horreur nazie. (on peut voir cette scène bouleversante dans la remarquable série télévisée Band of Brothers produite par Tom Hanks et Steven Spielberg). Il a mis longtemps à parler de ce traumatisme (« on oublie aussi pour survivre »), mais depuis sa rencontre avec Témoignages pour mémoire, dont il est le secrétaire général, il recueille les récits de survivants de la déportation, témoigne dans les lycées, les collèges et pour la formation des enseignants. Il est aussi administrateur de la Fondation pour la mémoire de la Déportation.
Quels que soient les mobiles du tueur, lors de la minute de silence cour Henri IV de l’Hôtel de Ville, observée partout en France, je n’étais certainement pas le seul, en l’année de ce soixante dixième anniversaire, à me remémorer les premières rafles antisémites qui culminèrent avec celle du Vel d’Hiv, planifiée par un gouvernement « français », tandis qu’à l’Est, la Shoah par balles battait son plein. Et j’entendais dans ma tête les vers d’Aragon, chantés par Monique Morelli :
Je proteste je proteste
Pour l’amour martyrisé
Pour les bouches sans baiser…
Je proteste
Pour la vie aussi qu’on eu
La mort dite naturelle
Avoir subit les querelles
Qui burinent et bourrellent
Notre visage ingénu
Je proteste
…Pour la sécheresse des chants
L’égorgement du chant
Je proteste
Pour ce qu’on a fait de nous
Prenant tout pour de l’eau pure
Qui ne cherchions aventure
Que de la bonté future
Et qu’on a mis à genoux
Je proteste…
Je pensais aussi aux enfants de tous les pays et de toutes les confessions victimes du terrorisme et de la guerre : on dit toujours « plus jamais ça », mais comme l’écrivait Platon, « seuls les morts ont vu la fin de la guerre » !
Cette minute de silence ne fut pas totale puisque continuaient à crépiter les flashes et les clics des appareils photos sur le Maire de Toulouse : les journalistes font leur travail, heureusement, mais l’actualité est une maîtresse sans pitié et dans un an quel média parlera encore des victimes de Toulouse ?
Bien sûr, les historiens font aussi leur travail. Mais qui mieux que le Théâtre, la Musique, la Poésie peut redonner à entendre ce que parfois nous ne voulons plus entendre, une fois le danger écarté, la liberté et la satiété revenues ? Sous une forme plus légère, mais sans occulter que le racisme et le nationalisme sont les germes des actes les plus monstrueux, la plaie de l’Humanité. En plaidant sans honte pour les valeurs républicaines à la base de notre démocratie ; celles que le Programme du Conseil National de la Résistance appelait de ses vœux. Et que nos responsables politiques doivent rappeler aujourd’hui. En disant avec Pierre Seghers, auteur de remarquables anthologies, dont, bien sûr La Résistance et ses Poètes (France 1940- 1945) : « Jeunes gens qui m’écoutez et me lirez peut-être, pensez-y les bûchers ne sont jamais éteints et le feu, pour vous, peut reprendre. Votre bonheur est à ce prix. »
En repartant dans les rues de Toulouse, parfumées aux effluves du printemps, en caressant du regard les filles aux jupes courtes, en écoutant les musiciens de rue, dont l’un jouait une chanson yiddish à l’accordéon, l’autre une ballade kabyle au violon, tous deux partie intégrante d’une France qu’ils ont enrichis avec tant d’autres (espagnols, italiens…) de leur diversité, je me murmurais les vers de Paul Eluard **:
Sur mes cahiers d’écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable sur la neige
J’écris ton nom
Sur toutes les pages lues
Sur toutes les pages blanches
Pierre sang papier ou cendre
J’écris ton nom
Sur les images dorées
Sur les armes des guerriers
Sur la couronne des rois
J’écris ton nom
Sur la jungle et le désert
Sur les nids sur les genêts
Sur l’écho de mon enfance
J’écris ton nom…
Sur toute chair accordée
Sur le front de mes amis
Sur chaque main qui se tend
J’écris ton nom
Sur la vitre des surprises
Sur les lèvres attentives
Bien au-dessus du silence
J’écris ton nom
Sur l’absence sans désir
Sur la solitude nue
Sur les marches de la mort
J’écris ton nom
Sur la santé revenue
Sur le risque disparu
Sur l’espoir sans souvenir
J’écris ton nom
Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté.
Au delà du talent jubilatoire des comédiens et du metteur en scène, comme de l’auteur, j’espère que ce Grand retour de Boris S. donnera encore à réfléchir à ses spectateurs ; et envie à d’autres metteurs en scène de nous divertir tout en faisant passer un devoir de mémoire sans lequel nous sommes sans avenir, pour paraphraser Aimé Césaire.
Elrik Fabre-Maigné
Chevalier des Arts et Lettres
* La Shoah (« catastrophe » en hébreu), désignée également sous les noms d’Holocauste, est l’extermination planifiée et systématique par l’Allemagne nazie des trois quarts des Juifs de l’Europe occupée, soit les deux tiers de la population juive européenne totale et environ 40 % des Juifs du monde, pendant la Seconde Guerre mondiale (selon les estimations des historiens, entre cinq et six millions de victimes).
** Reproduction de l’affiche de Fernand Léger avec l’aimable autorisation de Virginie Seghers.