Du 14 mars au 31 mars
Des griffures dans le temps
En collaboration avec Le Conseil Général de la Haute-Garonne, en la personne de Martine Martinel, qui s’est beaucoup investie personnellement dans ce projet, le théâtre Garonne rend hommage au grand dessinateur-performeur belge Vincent Fortemps.
Nous l’avions découvert, certes par ses livres (Cimes, Barques, Les Sillons, La digue…), mais aussi par une très belle exposition à Ombres Blanches, et surtout sa performance pour lancer la saison 2011-2012 du Théâtre Garonne, avec sa drôle de machines à rêves et à effacements, sa Cinémécanique qui permet de suivre la création en direct d’images en mouvement qui sont projetées en vidéo sur un grand écran. « Une machine à dessins animés » qui dévoile les strates sans fin de cette terre où nous passons.
Tous les magies, les retours, les avancées, les effacements parfois, du dessin en train de se créer se déroule comme au travers d’une lanterne magique.
Cette fois-ci il s’est entouré de musiciens qui prolongent l’atmosphère obsessionnelle de ses dessins. Mais surtout il a croisé son travail avec le maître verrier Jean-Dominique Fleury. Aussi la plupart des œuvres magnifiquement mises en lumière grâce aux tables lumineuses portant les images en transparence, avec une belle installation où se dressent ses statues, ses objets de son hétéroclite intime, et l’apport d’un tailleur de pierre qui scande comme une autre batterie de l’intemporel le travail en cours de Vincent Fortemps.
La plupart des œuvres exposées sont nouvelles et conçues pour le site de l’Atelier 2 du théâtre Garonne. Comme il s’agit dessins sur verres travaillés sur les deux faces, elles prennent une force plus grande que celles réalisées en monosurface, et sans transparence de ses livres. La volatilité, l’éphémère, les mouvements, de ses dessins habituels ne sont pas figés pour autant. Elles rayonnent plus fort et nous saisissent plus fort encore.
Si Vincent Fortemps a quitté les cieux bas et toujours hantés par les guerres du Brabant, pour le soleil éclatant des Pyrénées orientales où il vit désormais, son univers n’a point changé. Et il nous frappe toujours aussi profondément par sa noirceur salutaire, car allant réveiller notre mémoire ancestrale, nos cauchemars parfois, nos somnambulismes toujours.
Cette nature secrète, hostile parfois, est encore là, griffée par les gestes violents de l’artiste. Ses gestes, ses ratures, ses souffles, ont été cuits et recuits dans les grands fourneaux du maître-verrier. Et la magie, sans doute par son passage par le feu, demeure cette alchimie intense, angoissante parfois qui fait l’univers de Vincent Fortemps. Le voir travailler de près, sorte de sorcier des ombres, grattant, crachant son eau intérieure, frottant, tailladant, est un spectacle chamanique.
Étranges sont les voies nocturnes de l’homme, disait Georg Trakl, poète autrichien. Et l’univers de Vincent Fortemps, par les sillons, les barques, les digues, les poteaux, et les tranchées de la mémoire, est empli de zébrures, de paysages noircis par les silences des mots figés en nous. Cette désolation n’est que la projection de notre manque d’amour au monde.
Dans ce monde aux aguets, immobile et entre brouillard et indifférence, Vincent Fortemps se bat. Il sort les griffes de ses outils, il fouille la terre des souvenirs, il gratte la matière pour lui faire rendre gorge. Tout semble fragments, et pourtant tout se répond.
Ce ne sont pas des dessins, car sans cesse jusqu’à la phase finale incompressible, l’aspect change, évolue sous ce qui se révèle peu à peu, s’efface aussi soudain. Vincent Fortemps est un sculpteur de silence, qui par le geste retrouve les traces des sentiers immémoriaux, hantés. Il y a dans son œuvre comme une étreinte de l’ici-bas, si loin des lointains en marche sur la peau froide du monde, chez lui le ciel se pose sur terre, un ciel de traîne lourd des dires des choses et des lieux, de tout ce qui surgit quand la réalité poreuse se frotte à nous, elle pauvre chat errant et mendiant qui nous regarde.
Les dessins de Vincent Fortemps nous étreignent et infusent en nous.
Ses dessins sont comme des actes de vigilance face à un monde en lambeaux. Griffures après griffures il résiste pied à pied contre l’oubli, dans l’espace de sa main. Toutes les vies fugitives entr’aperçues parfois dans ces tableaux semblent en pente et nous parler de la mémoire d’avant la mémoire, de tous les noms effacés par les guerres, les meurtres, et la nuit obstinée qui nous pousse dans son ombre.
Flous dans le grincement des abandons, l’humanité semble se vidait sur ses pages. Chaque goutte de son encre se souvient de nous, chaque gris répandu, chaque noir qu’il tient dans sa paume, nous ramène à un commencement des choses et des êtres.
Les dessins de Vincent Fortemps sont un chant obstiné qui espère encore, des sortes de bouches de mémoire pour faire reculer la débâcle des jours. Parfois il souffle sur la matière comme pour faire s’envoler des oiseaux intérieurs. Il semble tisser une toile d’araignée de tous les hasards que nous fûmes. Et souvent, à la fin de ses combats, l’inespéré cogne parfois à la vitre et nous regarde. Dans ce monde mal recousu, Vincent Fortemps avec des brumes d’enfance, des ratures, des grattages qui font quelques cendres contre l’oubli, ses griffures qui font herbes folles, nous dit une histoire, un mystère.
Son œuvre est ombre passante qui parle comme pierres sifflantes, et se souvient des contes au coin du feu d’avant les guerres des hommes.
Par tous les chemins creux du monde, il met le temps muet en chemin. Sa drôle de machine à déchiqueter du silence, accouche parfois d’un cri différé pour nous dire qu’il est sur la même terre que nous tournant sur le même pivot des douleurs. On peut voir ces dessins comme le chemin des miroirs retournés des choses tapies dans l’arrière-monde à nous attendre. Il flotte déjà l’odeur âcre des cendres du lendemain dans l’attente et dans l’interstice du temps restant à vivre.
Un côté tragique sourd des dessins de Vincent Fortemps, qui même quand aucun personnage n’est présent dans la discrétion de l’absence, nous parle de notre condition humaine.
Aussi cette exposition est essentielle, et l’artiste sera souvent présent, pour mieux nous égarer sans doute dans toutes ces strates de la nuit et de la terre.
Gil Pressnitzer