Une jalousie noire
Mise en scène de Thomas Ostermeier
Traduction, plutôt adaptation, en allemand de Marius von Mayenburg
Il nous aura donc été donné de voir deux fois à Toulouse la prestigieuse troupe du Schaubühne de Berlin dirigé par Thomas Ostermeier. Après la saisissante Maison de Poupée d’Ibsen, c’est à Shakespeare que se concentre maintenant Thomas Ostermeier. Après Hamlet, et le Songe d’une nuit d’été, c’est Othello qu’il met en mouvement. D’ailleurs c’est le même acteur génial déjà entrevu dans Ibsen qui porte sur ses épaules toute la pièce d’Othello, dans le rôle de Iago, Stefen Bern. Comme autour d’un soleil noir, toute la pièce tourne autour de lui. Au risque de faire paraître parfois pâle les autres rôles, celui d’Othello surtout, qui ne prend sa force que vers la fin de la pièce. Seule la fureur sied donc au Maure de Venise.
Ce spectacle déroutant avait été créé au théâtre grec d’Épidaure en 2010. Il se place parfaitement dans la grande scène du TNT, avec un seul appareil scénique : un grand rectangle noir, et on comprendra vite qu’il s’agit de l’élément alchimique principal de la pièce ; l’eau. Elle reflète, elle engloutit, elle change de couleur suivant les sentiments pour annoncer le sang à venir. Elle peut aussi disparaître en partie, et c’est alors que les personnages perdent pied et contrôle pour hâter l’autodestruction. L’espace scénique de Jan Pappelbaum ne comprend en plus que quelques chaises en plastique où s’asseyent les comédiens qui jamais ne sortent que rarement de scène témoins de tout ce qui se dit, un lit, un petit orchestre (saxo, orgue/clavier, trompette et batterie), un panneau coulissant de néon. C’est tout et cela est saisissant.
Donc Iago et ses paroles empoisonnées, et l’eau lustrale ou maudite, où l’on glisse, où l’on se combat, où parfois l’on veut se noyer, et bien sûr un mouchoir, le mouchoir mouchard. Voici toutes les clés de la conception de Thomas Ostermeier, qui veut faire évoluer le drame de Shakespeare non pas en drame de la jalousie, mais en celui de l’Autre, l’étranger, le nègre comme il est dit. C’est son rejet, sa non-intégration à la haute bourgeoisie des Doges vénitiens qui sera aussi un facteur fatal. Surtout la révélation de la sexualité entre un noir et une blanche.
La curieuse adaptation est en allemand, le spectacle est sous-titré en français et la presque totalité des paroles est correctement traduite. Même si la liberté de la traduction est parfois dérangeante en citant Rommel, et des injures très contemporaines. Des modifications profondes du texte et du sens sont faites par rapport à Shakespeare. Ainsi Othello ne dit pas « Je t’ai donné un baiser avant de te tuer. — En me tuant, je ne puis m’empêcher d’aller mourir sur tes lèvres. » et meurt en embrassant Desdémone, non il assiste à son dégrisement de fureur en écoutant le récit d’Émilia. Casio est en retrait ici, alors qu’il sera en tant que gouverneur le bourreau de Iago, lui-même blessé par Othello chez Shakespeare. Et la chanson du Saule a disparu.
Thomas Ostermeier conclut la pièce par ces paroles de Iago : Ne me demandez rien : vous savez ce que vous savez ; à partir de ce moment, je ne dirai plus un mot. Elles bien dans la pièce, mais dites bien avant la fin, elles prennent toutefois ici un pouvoir très fort, plus que dernières tirades des personnages de la fin du cinquième acte. Beaucoup d’autres coupures sont ainsi faites – toute la scène 3 de l’acte 4 entre Émilia et Desdémone (chant du saule), la scène 2 entre Émilia et Iago de l’acte 5…-, mais peu importe, car elles sont bien faites, et le tout reste très cohérent et très fort. On peut noter l’obsession du mouchoir dont Thomas Ostermeier fait un ressort absolu.
Mais les intentions de Thomas Ostermeier sont plus déterminées.
Il continue à vouloir mettre en avant dans les pièces du répertoire tout ce qui se peut se transposer dans notre monde actuel, tout ce qui sonne juste avec notre réalité sociopolitique, peut nous faire réfléchir à notre présent. Aussi la jalousie ne sera qu’un des éléments de la pièce. Ce qui va être montré et démontré ce sont les rouages de destruction des êtres, le rejet de l’autre, du noir, mot psalmodié sans cesse dans le texte allemand, et aussi les vertiges de la sexualité et de la folie du pouvoir hurlée, chantée, par Iago. La tendresse est ici absente, c’est le mélange des corps qui fait horreur aux bonnes gens.
Thomas Ostermeier dit que cette pièce est une énigme et s’interroge ainsi : Pourquoi Desdémone s’engage-t-elle, lucide, vers sa propre destruction ? Pourquoi Iago détruit-il Othello ? Et pourquoi ce dernier se perd-il aussi ? Il répond surtout par la haine de la peau, noire, de la jalousie noire, le racisme latent.
« Pour moi, Othello est une tragédie d’amour, mais aussi une pièce politique et sociale. Othello est un étranger dans une société où règne l’élite de l’aristocratie vénitienne. Il acquiert le statut de gouverneur de Chypre à force de luttes et de combats, mais n’arrive pas à se croire légitime pour épouser une fille des classes dominantes. La question essentielle pour lui est : puis-je avoir confiance dans mon bonheur après cette vie traversée de tant de violences ? » (Interview de Thomas Ostermeier pour La Terrasse)
Et il axe toute la jalousie sur le personnage de Iago. Et les couples éclatent : Othello et Desdémone, Iago et Émilia, Cassio et ses prostituées. La question posée est certes politique aussi, mais elle s’interroge sur la confiance aussi bien en amitié qu’en amour. Le véritable combat se déplace entre Cassio, patricien jouisseur, et Iago, lui-même étranger à Venise.
Dans la première scène, très belle, Othello, homme blanc, est recouvert de noir par Desdémone presque dévêtue et par Iago son double maléfique, c’est à ce moment qu’il naît, accouché par ses deux destructeurs. Une musique de transes les accompagne. Puis ils vont devenir amants sur ce lit poussé en coulisse. Un rite prend forme. C’est donc en tant que noir qu’il va courir au malheur d’après Thomas Ostermeier. Le texte allemand dit sans cesse « le noir, le black » et jamais le Maure. Ce parti pris de ne pas mettre en avant la jalousie paranoïaque, mais la négritude et son rejet, le poids de l’humiliation de Iago, vont faire de ce dernier le véritable héros de la pièce, qu’il domine de la tête et les épaules. Même dans des scènes contestables, presque ridicules où il devient crooner, une rock-star, un danseur mondain se baladant, se pavanant avec son micro de variétés. Les scènes de golf ou de bars sont de puérils échos à la colonisation.
On ne peut oublier la vision du lit blanc flottant sur l’eau noire. D’ailleurs Desdémone est la blancheur incarnée, donc la coupable désignée. Il y a effectivement des moments où la mise en scène de Thomas Ostermeier semble perdre pied, faire eau. Les vidéos sont totalement inutiles, les éclaboussures d’eau font jeu de gamins et non point tragédie, certains acteurs n’ont pas le charisme espéré pour porter ce drame, certains partis pris tombent à l’eau. Oui, mais qu’importe devant ce qui nous aura été donné à voir est un immense moment de théâtre. On pourrait détailler toutes ces imperfections qui nous semblent faire diverger le propos de Thomas Ostermeier. Mais cela pèse peu devant la réussite du projet.
Le personnage halluciné de Iago, avec sa froide cruauté hante encore la mémoire, tant la performance de Stefan Stern est prodigieuse. La Desdémone d’Eva Meckbach porte les failles des fautes possibles et sa tenue troublante, sa presque nudité parfois, montre à la fois sa pureté et ses abîmes possibles de désir infidèle, mais aussi sa volonté de convaincre un fou, sa lucidité devant son sort attendu. Le personnage d’Othello, joué par Sébastien Nakajew, ne va exister qu’aux moments des doutes et des écroulements de ses certitudes. Il est trahi en amour certes, mais rejeté comme étranger, extérieur à une classe sociale qui ne le considère que comme mercenaire.
Cet Othello n’est pas parfait, loin de là avec ses moments où la tension retombe, mais il est exceptionnel par son foisonnement d’idées, la magnifique direction d’acteurs, le saisissement devant le ring que représente le rectangle d’eau où se déroulent les combats des êtres. Il peut aussi bien devenir parfois un lit nuptial, parfois une salle des Doges, parfois des salles de châteaux. Cette représentation demeurera inoubliable par son étude clinique de l’autodestruction, celle de Desdémone, celle d’Othello, celle de Iago entre amour passionnel et fusionnel pour Othello et haine raciste et amoureuse.
Thomas Ostermeier joue beaucoup sur le tumulte, le mouvement presque cinématographique, et fait de cette tragédie de Shakespeare un mécanisme implacable de destruction, d’autodestruction, très angoissant.
Son Othello, très critiqué par la presse pour « le clinquant de la mise en scène », reste pourtant comme un grand moment intense et novateur. Tout se trouve dans mon spectacle, il suffit de le regarder, dit le metteur en scène. Il a raison. Et le regard du spectateur demeurera ébloui par l’intense beauté plastique, les plongées horribles vers le fond des êtres.
« L’infamie se découvre en action » écrit Shakespeare, le théâtre lui se découvre ainsi par l’art passionné d’un metteur en scène, qui nous projette un sauvage et salvateur miroir de nos sociétés.
Gil Pressnitzer
photos : Tania Kelley