« Les Souffrances de Job » de Hanokh Levin. Mise en scène Laurent Brethome au théâtre Daniel Sorano
Texte français : Jacqueline Carnaud et Laurence Sendrowicz
Avec Fabien Albanese, Lise Chevalier, Antoine Herniotte, Pauline Huruguen, François Jaulin, Denis Lejeune, Geoffroy Pouchot-Rouge-Blanc, Anne Rauturier, Yaacov Salah, Philippe Sire.
Si Job est de ce monde, Dieu ne peut y être.
Et c’est autour du sujet du Livre de Job, que se fait l’écriture de Levin. Le Livre de Job constitue au cœur de la Bible hébraïque un étrange poème, une parabole cruelle, d’une grande beauté énigmatique, et qui se décline comme un long poème dramatique en quarante-deux chapitres. Il se situe dans les « livres poétiques » de la Bible, avant par exemple les psaumes, les proverbes et l’Ecclésiaste. Ce texte représente la face « noire » de la Bible, où le sort d’un homme bon est soumis à un pari entre Dieu et le Diable. C’est d’ailleurs là où apparaît, semble-t-il, pour la première fois le tentateur Satan qui veut démontrer à Dieu lui-même, la véritable nature de l’homme qui ne peut que perdre toute sa foi devant l’accablement des malheurs, mais où bien sûr, car il faut une morale, même dans cette fable atroce, montrer que l’attachement malgré tout à un Dieu spectateur, qui laisse s’opérer tous ses supplices, ses épreuves, est le plus fort. Et il y aura un happy-end. Et Job ne maudira pas Dieu, malgré les injustices subies. Et il sera récompensé.
Voulant par cette histoire démontrer à la fois la vanité des possessions terrestres et la force de la foi inébranlable, ce long chapitre de la Bible est devenu un mythe.
Mythe ambigu dans lequel s’est précipité Henokh Levin, violent iconoclaste, qui va détourner ce mythe rédempteur en tout autre chose assurant que « dans ce monde cruel et fou même Dieu n’a pas sa place. » Cet auteur israélien voulait, jusqu’à sa mort le 18 août 1999 après un long combat contre le cancer, dynamiter les idées reçues au risque du blasphème. Et le blasphème est souvent le cri nécessaire de la liberté humaine. Aussi il écrit en 1981 une fable personnelle autour de cette fable devenue universelle.
Pour saisir le propos torrentiel de Levin, il est indispensable d’avoir relu les 42 chapitres du livre de Job.
L’histoire aurait pu commencer ainsi : Il y avait dans le pays d’Uts un homme qui s’appelait Job. Et cet homme était intègre et droit; il craignait Dieu, et se détournait du mal.
Et s’enclenche alors le pari pascalien entre Dieu et Satan.
Chez Levin il n’est nulle part question de cette mise à l’épreuve divine et cette compétition avec le Diable est totalement absente, car les hommes, et l’armée la remplace avec bonheur. Seul le chapitre avec les amis est conservé.
La pièce commence ainsi : « Chez Job. Fin de banquet. Repus, les convives sont affalés autour de la table recouverte des reliefs du festin. »
Devant un amoncellement de bouteilles vides, un chœur entonne des curieux chants et bruits divers derrière les rideaux de scène.Ce brave homme allait donc de festin en festin, béni et bénissant Dieu, car sans épreuve douloureuse, ou de regard profond vers les autres. La chute sera vertigineuse. La pièce est en fait en deux parties, et huit chapitres. Elle se résume en deux questions, la toute première « Qu’est-ce qu’un homme rassasié ? » et la seconde par « Qu’est-ce qu’un homme empalé ? ». De la vie opulente à la mort misérable. D’un trop-plein de vie à un trop-plein de vide.
Au Chapitre 1, les mendiants viennent manger les os déjà rongés et bénissent le créateur. De tous ces mendiants, on n’entrevoit que les membres (têtes, jambes, bras) qui sortent de cette immense table pour signifier leur présence. Les derniers des mendiants se délectent eux des restes des restes, et une créature toute peinte en marron sombre, et qui reviendra à la fin de la pièce, bénit le ciel du vomi, autre don du ciel. « Dieu existe, car Dieu donne », même si ce n’est que le vomi du monde. S’il y avait une morale à cette fable, et Levin n’en veut aucune, cela aurait pu être celle-ci.
La première partie de sa pièce suit le livre, mais elle en bouscule totalement le déroulement en proposant non pas des épreuves divines pour expliquer les malheurs, mais des causes matérielles, concrètes, et « réalistes » aux injustices que Job subit. Et la « digestion » de Job, c’est-à-dire sa jouissance du monde va voler en éclats bien qu’il sache qu’un homme repu est un homme fini. Et jamais sa part de douleur et de souffrance n’a de fin.
Car il s’agit non pas de l’anéantissement des richesses, mais de la machine à broyer de l’injustice, déclenchée par son Dieu. Et Levin replace l’époque sous la domination romaine. Ce sont des messagers de la misère au chapitre 2 qui se succèdent et apportent toutes les nouvelles funestes. La perte de ses richesses au Liban et en Alexandrie. La mort de l’empereur à Rome achève tout espoir, toute protection.
Au chapitre 3 les huissiers viennent tout prendre même les dents en or de Job. C’est vraiment la fin du banquet et Job est nu, sans larmes, mais peint de ses douleurs et l’on verse sur lui à chaque fois les couleurs du drame et du mal.
L’acteur Philippe Sire, déjà saisissant, va alors atteindre jusqu’à la fin de la pièce une grandeur scénique rare et une dimension bouleversante. Et Levin fait alors dire à Job une phrase proche de la Bible : «Nu je suis sorti du ventre de ma mère, nue ma mère est sortie du ventre de sa mère, nus nous sortons l’un de l’autre, et tout en frissonnant nous formons une longue file nue. «Comment vais-je m’habiller ?» demandait ma mère le matin, mais à la tombée du jour, c’est nue que je l’ai déposée dans le trou. Et maintenant me voilà, nu, à mon tour.»
Mais il n’ajoute pas la suite : Dieu reprend ce qu’il a donné.
Nu il ne le sera que vêtu d’une nouvelle peau faite de peinture.
Le chapitre 4 est celui de la mort. Job dont la main ne peut plus nourrir ses enfants compte sur sa descendance, mais la perte de ses quatre enfants lui aussi annoncée. Et là commencent les marées de flots de peinture qui vont rythmer la suite de la pièce. Dans une très belle scène, les messagères, ses filles sans doute, se dénudent, se couvrent de peinture et deviennent cadavres serrés l’une contre l’autre, déjà dans la mémoire du père. Des musiciens ponctuent cette scène, avec ce qui semble être du Bach, modernisé
Le chapitre 5 aborde la destruction du corps de Job par la gale.
« Seules les démangeaisons troublent l’ordre de l’univers » dira Job.
Le chapitre 6 fait intervenir ses trois amis qui veulent lui faire rendre gorge de ses imprécations affirmant que Dieu n’existe pas. « Dieu t’a élu pour souffrir ». Ils seront pourtant les premiers à trahir leur foi devant la force de l’armée. Dans une deuxième partie délirante, tragique, ponctuée de chansons, et sous la botte des forces du mal de l’armée, Levin s’écarte totalement du mythe religieux. Le mal n’est plus divin, il est profondément humain.
Le chapitre 6 est celui de la soldatesque romaine cherchant le supplicié du jour. Les reniements des amis, et l’inconscience de Job qui lui fait renoncer à sa liberté qui était: Maudis Dieu, et meurs!, le conduit au supplice du pal. Une trouvaille de mise en scène le hisse comme un crucifié en haut de la scène, attendant sa mort. Il est vendu à un directeur de cirque. Ce sera le chapitre7.
Et cette irruption du vulgaire et du burlesque, peut surprendre, si ce n’était la marque de fabrique de son écriture. Comme dans Lola Montés de Max Ophuls les comédiens, les chanteurs, les filles dénudées chantent l’agonie de Job, exhibé en animal de cirque. Il faut attendre son agonie pour saisir ce que veut dire Levin. Cette absence d’arbitre entre l’homme et Dieu est déjà une injustice pour Levin et il veut redonner cet arbitrage, cette liberté, et abolir la peur de Dieu par le rire et l’outrance
La force de Job serait suivant Levin celle-ci : Mais Job ne savait que se maudire lui-même sans douter de Dieu. Enfin il maudit Dieu au moment de son agonie, mais refuse de répondre sur l’existence ou non de Dieu, au moment ultime. Il en avait assez dit, par exemple : Pour garder vos coffre-fort vous avez embauché Dieu, moi je le congédie.
La mort de Job donne dans le dernier chapitre un chœur des morts très prenant. Mais Levin casse de suite cet apitoiement en faisant revenir la mendiante venant se nourrir e l’ultime vomi de Job.
À travers la tragédie de Job, Levin nous renvoie l’image d’un monde qui accepte l’inacceptable. « Un monde où il n’y a pas de Dieu et où l’humanité n’a que de vaines paroles à offrir face à l’injustice. » Laurent Brethomme, le metteur en scène). Levin pense profondément comme l’un des titres d’une de ses pièces que « Dieu dit : Que la lumière soit …et tout resta noir !”.
L’entreprise d’Henokh Levin peut sembler dérangeante, elle est salutaire. Le travail des comédiens est impressionnant, mais là encore le basculement continu entre burlesque, comédie musicale, tragédie, horreur et sublime, ne sauraient se restituer qu’avec de la peinture sur les comédiens.
Il y a un sentiment de manque, mais devant cette pièce presque impossible à monter, la performance de la troupe est remarquable. Ce déséquilibre parfois ressenti entre cette tragédie moderne et cette comédie, ne donne pas toute sa puissance au message de tolérance et d’humanisme de Levin. Levin a toujours « voulu provoquer dans le public une prise de conscience, à le tirer de son sommeil moral pour le conduire à l’humanisme et à la tolérance ». (Nurit Yaari).
Si on met trop en avant le côté farce (se souvenir des Funérailles d’hiver ratées la saison dernière), on oublie une part essentielle de son message humaniste. Ici une grande partie de l’audace incroyable d’Henokh Levin est bien présente. Des arrière-plans plus graves ou franchement dérisoires et obscènes comme les aiment Levin qui a un humour cruel, manquent un peu.
Henokh Levin pense d’abord à justifier les hommes avant de justifier Dieu. Et la contradiction qu’il met en avant entre la souffrance et Dieu est moderne après la Shoah, où bien d’autres justes sont partis en fumée. La souffrance n’a pas d’autre sens que la souffrance. Il n’y a rien d’autre dans la souffrance que la souffrance dit Levin. C’est la négation du Livre de Job.
La pensée de Levin semble bien être :
Si Job est de ce monde, Dieu ne peut y être.
Le travail du jeune metteur en scène Laurent Brethome, la magnifique performance de toute la troupe de la compagnie Le Menteur Volontaire (neuf excellents comédiens qui passent des mendiants, aux musiciens, aux messagers, aux soldats, et sans doute quelques heures sous la douche pour enlever la peinture), un acteur halluciné, les multiples trouvailles de mise en scène, donnent enfin une image juste de l’œuvre d’Hanokh Levin. Qu’ils en soient remerciés et applaudis.
Gil Pressnitzer