Concert du 18/01/12 Salle Nougaro
Cristina Branco chante qu’il est des femmes qui ont des cierges dans les yeux. Elle possède elle un autel dans sa voix de velours. Elle veut y baptiser à la fois des musiques de voyage si proches et si lointaines : le fado et le tango.
Il se trouve, si ma mémoire est encore bonne, que le 14 janvier 2000 j’avais programmé pour une rencontre dans cette même salle, non pour une confrontation, mais une rencontre, deux artistes qui débutaient : Emma Milan chantant le tango, et Cristina Branco le fado traditionnel. Depuis les graines ont germé et Cristina Branco s’est lancée dans un concept de fado-tango, voulant démontrer à l’évidence que la saudade et les déchirements du tango peuvent être complémentaires, voire frères de mélancolie.
« Le tango est une pensée triste qui se danse », disait un poète argentin, « La saudade c’est la poésie du fado » lui répond Fernando Pessoa. Et au-delà du visage parfois paradoxal du tango, dont Carlos Gardel à sa part, il se trouve en eux la marque de la douleur et du déchirement. Mais entre les délires et les envoûtements du tango, et le chant de la souffrance de l’absence, de la cruauté du destin, du fado, il existe des univers disjoints. Certes elles sont toutes deux musiques urbaines, musiques de rues et de bordels, donc cousines dans une certaine approche des malheurs de l’amour et de l’attente. Mais là on attend un désir, dans l’autre le retour du matelot.
Nous avons été l’espoir qui ne vient pas, n’arrive pas,
Qui ne peut entrevoir le lent crépuscule.
Nous avons été le voyageur qui n’implore pas, ne prie pas,
Qui ne pleure pas et s’est laissé mourir.(Homero Manzi).
Auquel répond ce poème de José Régio :
Le Fado est né un jour
Quand le vent bougeait à peine
et le ciel prolongeait la mer
dans le rempart d’un voilier
dans le cœur d’un marin
qui, étant triste, chantait.
Ainsi le fado est né un jour, en lui le vent est advenu et le ciel se prolonge comme une mer. Les textes évoquent la nostalgie des morts et du passé, l’amour inaccompli, le chagrin, la condition humaine et nos sentiments, éphémères et insaisissables. Le fado est cette mémoire à terre des marins portugais, cette mémoire qui s’en va boire dans les bouges et les ruelles de Lisbonne, et en sort en titubant.
Tout ce prologue pour dire que si le concept de Cristina Branco est passionnant, les mondes réunis sont peu conciliables. Et cela se ressent dans le très beau récital de Cristina Branco, dans lequel sa voix profonde et émouvante, touche dans le répertoire de fado, et intrigue seulement dans le reste. Baudelaire ne résiste pas à ce traitement et va ailleurs s’inviter au voyage. Les tangos sont légers et chantés en fait comme des fados modernes, et non comme des tangos aux portes du tragique des jours.
C’est bien dans son arbre généalogique que l’on est saisi. Mettant, comme la grande Misia, en avant des textes de grands poètes portugais, souvent écrits sous la dictature salazariste des 3 F (Fatima, Familia, Fado), elle nous fait entrer dans cet univers des courtes chansons de peine et de fatum. Sa voix qui a tant progressé est forte et belle, mais elle pourrait la porter bien plus haut, si Cristina se laissait aller au plus profond d’elle-même, ne reculant pas devant le tragique. Tout est beau, tout est propre, mais elle se doit d’interroger le destin au corps. Elle doit aussi mieux habiter la scène de sa présence qui doit être subjugante, et non pas simplement posée autour du micro, laissant à ses seules mains le soin de tracer les envols des oiseaux du destin. Le hiératisme ne peut pas tout.
Cristina Branco se refuse d’être une tragédienne du fado. Elle en a pourtant les moyens : voix ductile et comme vent sur la mer. Mais cette voix pourrait être tragique. Celle du rituel de la douleur féminine. Particulièrement de ses douleurs d’amour. Elle se doit de tutoyer au plus près les souffrances de la vie. Certes notre Cristina Branco, en 12 ans, est devenue une grande chanteuse, voulant renouveler le climat trop pathétique du fado. Et elle n’a que quarante ans à peine. Mais on ne peut s’empêcher de voir cette superbe statue sur scène se changer en femme de passion.
« Mais il faut avoir beaucoup vécu pour chanter du fado, il faut avoir beaucoup souffert… » (Misia)
Et puis Cristina a le temps devant elle, car elle a déjà tout compris du fado, pas encore tout du tango. Cela viendra, comme viennent les rendez-vous des cœurs nostalgiques. Elle veut non plus le fado de la nostalgie, mais le fado d’aujourd’hui. La route est encore longue.
« Le fado, c’est un tête-à-tête pudique et violent. Pour me libérer, je dois fermer les yeux, faire abstraction des gens qui se trouvent à quelques mètres devant moi. Ainsi, je peux commencer à chanter ». (Cristina Branco).
Cristina commence à chanter profond, et déjà cela s‘élève très haut.
Le reste viendra. Et son musicien de guitare portugaise est un très grand virtuose.
Gil Pressnitzer