En tournée mondiale avec son quatuor (piano-accordéon, contrebasse, guitare acoustique et guitare portugaise*), Cristina Branco faisait escale pour deux jours à la Salle Nougaro, si conviviale, le lieu rêvé pour ce genre de concert, (maintenant que la Mounède a été « éteinte », et la Salle Bleue « réveillée » par un nouveau directeur « dynamique et passionné »). Son public est venu nombreux de la région et pas seulement les lusophones. Nimbée par des jeux de lumières habiles, la dame en longue robe noire à paillettes, rehaussée d’une rose rouge sur le sein, de chaussures à hauts talons noires et rouges, crinière de geai, bouche purpurine, épaule nue laiteuse qui prend bien la lumière, attire tous les regards. D’entrée, elle s’enroule autour de son pied de micro comme le chèvrefeuille autour du noisetier du « Lai de Marie de France » ; elle use de poses hiératiques et sculpturales. Mais c’est surtout sa voix de velours, de soprano lyrique léger parfaitement adaptée à son répertoire qui fascine ; on pense à Teresa Salgueiro de Madredeus (dont le 1° concert à la Salle Bleue de l’Espace Croix-Baragnon reste en mémoire parmi tous ceux excellents programmés par Maryvonne Marco) et à Angélique Ionatos, (avec Cesar Stroccio du Quarteto Cedron et Michael Nick au violon dans cette même Salle Nougaro); comme elles, elle chante comme elle respire ! On ne peut pas ne pas ne pas évoquer aussi Amália Rodrigues, considérée comme « la Reine du fado (a rainha do fado) » ; mais Branco se sent proche aussi de Billie Holliday, Janis Joplin ou Joni Mitchell.
Les musiciens, oscillant entre fado et tango léger, sont à l’unisson des poèmes qu’elle effeuille et déroule sensuellement avant de les abandonner sur le sol de la scène. Elle nous touche par sa sensibilité à la Poésie, celle de son pays bien sûr (Lluis de Camoens, Fernando Pessoa, José Alfonso etc…), mais aussi française : Eluard, Ferré ; on appreciera la belle adaptation de L’Invitation à la Musique de Charles Baudelaire, au rythme langoureux, qui fera date après celle du grand Léo, (dans ce qui est peut-être son chef d’œuvre, « Les Poètes »), et celle, trop méconnue, de Jacques Bertin. Elle rend un hommage appuyé à Carlos Gardel, né sous X à la Maternité de La Grave de notre chère ville rose, avant que sa mère ne revienne le chercher avant le délai réglementaire de 8 jours pour l’emmener en Argentine où il connut le destin glorieux que l’on sait ; et à Picasso qui fit rencontrer à Paris le fado avec le tango, alors qu’il n’était de bon bec que celui-là. Sur « Redondo Vocabulo », son duo avec le pianiste, elle rompt heureusement avec un programme quelque peu linéaire. Elle conclue par « Meu amor é marinheiro », un beau poème d’amour d’une femme à son amant marin et accordera trois rappels à un public conquis d’avance.
Evoquant la dictature qui obligea beaucoup de ses concitoyens à l’exil, saluant la Révolution des œillets, elle se dit « passionnée et amoureuse, comme la Musique, comme son peuple » ; nous ne demandons qu’à la croire au vu de sa prestation scénique, parfois un peu trop parfaite, un peu trop lisse. Le mot fado vient du latin fatum, qui signifie « destin » ; ce genre musical venu de la mer remonte au XVIII° siècle et on n’’exploite pas sans y laisser des plumes les thèmes récurrents de l’amour inaccompli, la jalousie, la nostalgie des morts et du passé, la difficulté à vivre, le chagrin, l’exil…Mais Cristina nuance :« Le fado, c’est la vie. Je ne vois pas cette musique comme le destin. Le destin, c’est ce que nous en faisons, ce n’est pas une chose qui arrive par hasard. Je ne crois pas en cette nostalgie. Je pense que le fado parle de la vie, de celle qui existait dans les années 1940 et 1960, mais aussi qui existe aujourd’hui. Il ne s’agit plus de parler des clichés de la société portugaise, de la mer, des marins, des découvreurs qui partaient et des femmes restées seules à pleurer. Le fado représente beaucoup plus que ça, c’est parler d’aujourd’hui, de la guerre s’il le faut. » En cela, elle s’apparente plutôt aux chanteuses de blues auquel elle fait référence, ou de rébétiko athénien. Agée de seulement 40 ans, il lui manque sans doute quelques années, le vécu d’une Césaria Evora qui vient de nous quitter après un excès de gourmandise, mais surtout une vie brûlée par les deux bouts.
« Chanter, c’est dire au revoir » dit un proverbe portugais : kenavo, bonne route, Cristina Branco et revenez-nous dans quelques années, riche d’autres voyages. Après tout, vous faites partie d’un peuple de marins !
E.Fabre-Maigné
Chevalier des Arts et Lettres
Le dernier disque de Cristina Branco, « Kronos », est disponible partout.
* La guitare portugaise, habituellement jouée par son complice, Custodio Castelo, est un instrument de musique à cordes pincées dont l’origine remonte au cistre, et qui s’apparente aussi aux mandolines napolitaines, au son plein et puissant, au trémolo reconnaissable.