Film franco-danois de Lars von Trier. Avec Kirsten Dunst, Charlotte Gainsbourg, Kiefer Sutherland.
Melancholia, ou plutôt Melencolia, est le titre d’une gravure d’Albrecht Dürer où un personnage semble attendre pensivement l’apocalypse. Melancholia est le nom de cette planète noire, cachée derrière notre soleil, et inventée par Lars von Trier. Celle qui sera l’instrument de la fin du monde. Melancholia est enfin le dernier film de ce provocateur souvent inspiré, souvent emphatique, qu’est Lars von Trier.
Comme Dürer, et dans une sorte d’opéra avec prologue et deux actes –Justine et Claire, les deux sœurs – Lars von Trier montre non pas cette apocalypse, sauf à la dernière image, mais le comportement des personnages face à cette fin dernière qui est en marche.
Et le soleil noir de la mélancolie prend ici des détours fort singuliers. Cela commence donc par un prologue onirique de toute beauté, sur la répétition en boucle du Prélude et Mort d’Isolde orchestral de Wagner. C’est le plus beau moment du film, où se met en place le désastre annoncé par ellipses, cheval englouti, femme et enfant s’enfonçant dans une terre plante carnivore, héroïne devenant une Ophélie, marche d’une mariée traînant tout le poids des conventions comme fardeau inaltérable, neige de feuilles, clair-obscur sous une lune ennemie… Toutes ces poses figées, étranges, sont des tableaux vivants, des visions, et aussi le résumé du film, car tout y est déjà dit de la catastrophe cosmique à venir.
La suite du film ne sera pas à cette hauteur de beauté picturale, à part les deux chevauchées des deux sœurs, l’une sous la brume, l’autre déjà dans le dévoilement des choses à venir.
Le premier acte est le mariage de Justine, qui dès le fait que la voiture des mariés ne peut suivre le droit chemin des certitudes, annonce le délabrement des conventions et la chute des masques.Le long épisode du repas de mariage dans cette demeure de riche, avec golf et forêt, peut paraître long et hors sujet, car trop directement lié au film Festen, de son compatriote danois Thomas Vinterberg, avec ses brisures, ses aveux, ses déchirements –extraordinaire Charlotte Rampling dans la mère féroce. Tout le rituel des toasts, des discours, du découpage du gâteau, est pulvérisé, et la nuit de noces se fait avec un niais sur le terrain de golf, sauvagement, amèrement.
Mais cet acte permet de comprendre le lent glissement vers une folie, qui n’est que la prescience de la catastrophe et le refus d’une société avide, symbolisée par ce directeur de communication qui veut recueillir le dernier slogan de Justine, comme on recueillerait le dernier souffle d’une mourante. Justine ne sombre pas, elle se réveille, elle devient lucide, extralucide même, car elle sait la fin des choses. Elle s’offre nue à la planète Melancholia et sa lumière des ténèbres.
Tout va se déliter pendant que l’étoile maudite se rapproche, et la mariée devient une poupée brisée qui ne peut qu’espérer la fin du monde. Justine se met hors de la société, donc hors de la planète Terre, dont elle semble espérer l’explosion. Sa robe de mariée est la parure d’un fantôme. Elle est absente. Elle sait déjà la fin. La sœur Claire apparaît alors comme l’être raisonnable capable de redresser la courbure des dérèglements, et tout remettre en ordre, enfin dans son ordre. Elle sera pourtant le point faible des brisures.
Tout cet acte malgré des fulgurances, est le moins convaincant.
Le deuxième acte, portant le nom de Claire, montre une Justine déjà détachée des événements, en dépression profonde, et ne croyant pas aux prédictions optimistes des scientifiques. Elle disparaît presque du film, à part son retrait de la nourriture et du bain purificateur. On est centré sur l’effroi qui peu à peu va prendre place dans Claire, qui malgré son fils et son mari collé au réel, va glisser dans la révélation de l’horreur inéluctable. Les chevaux sont les sismomètres de la terreur. Le cheval Abraham (!), refuse de passer la passerelle, car il sait lui que les morts viendraient à sa rencontre.
L’humanité est devant sa vérité, certains s’enfuient, d’autres se suicident, la plupart hurlent, aucun ne prie. Tout cet acte se fait sous la lune blafarde, sauf à l’ultime rencontre avec la mort en plein éclat. Dans cet acte se met en place la collision finale, avec le comportement de chacun face au néant qui s’avance. Le mari croit à la science, mais c’est par un fil de fer recourbé et non par un télescope qu’il va comprendre son erreur, Claire tord son âme, Justine enfin sereine attend calmement la délivrance.
Cette humeur noire, cette bile noire, déversée par Lars Van Trier dans ce film fait forte impression, malgré des passages soit faciles, soit inutiles. La grande beauté plastique du film, le jeu halluciné de Kirsten Dunst dans le personnage de Justine, laissent des pans de mémoire inoubliables en nous. Ce sont d’ailleurs les personnages féminins qui comme d’habitude chez Lars von Trier sont les médiums, les sorcières, des temps à venir.
Ce n’est pas la fin du monde qui est ici contée, mais les comportements ultimes des êtres devant le néant, et qui pourrait être un tout autre événement. La monstrueuse planète n’est que le bras armé d’une sorte de justice immanente, de condamnation de n’avoir voulu que le paraître et le superficiel. Seule la cabane magique bâtie par Justine et l’enfant , Leo qui fermera ses yeux, sera le refuge d’un espoir de quelques secondes. Les mains se sont enfin jointes.
Ce film, énigmatique, irrationnel, parfois chaotique et inégal, est un film important. Décidément Lars von Trier vaut mieux que ses discours imbéciles, et en tant que cinéaste il va très loin. Toujours aussi noir, car pour lui nul ne mérite de continuer à exister. Il doit prier tous les jours pour qu’une catastrophe nous engloutisse tous et pulvérise l’ordre social. Son nihilisme est aussi sa force. Pourra-t-il continuer à filmer après cela ? Après quelques rémissions son cinéma semble en phase terminale. Car que faire après cette justice irrémédiable qu’est l’anéantissement ?
Ce film est un puits sans fond, il glace, touche, repousse, et subjugue. La couleur bleue l’habille constamment.
Ce film est inconsolable, et sa beauté aussi. Il porte très haut « le soleil noir de la mélancolie » (Nerval).
Gil Pressnitzer