Film de Nuri Bilge Ceylan
Une errance au cœur des êtres, un voyage au bout de la nuit
Si les trophées du Festival de Cannes ne m’ont que rarement interpellé, il faut reconnaître que décerner le Grand Prix 2011 à ce film Il était une fois en Anatolie, long et difficile, fut digne de louanges.
Certes Nuri Bilge Ceylan était déjà connu et reconnu par quelques films, dont Uzak (2004), Les climats (2007), Les trois singes (2009). Il a pour credo de tout faire dans ses films : réalisateur, scénariste, coproducteur, chef monteur, et encore plus sans doute. Et il le fait de telle façon que ses films ne sont à nul autre pareil et envoûtent durablement.
On pourrait seulement le rapprocher du génial Semih Kaplanoglu, dans ces films vus en France, Milk et Miel. Tous deux, semblent proche d’Andreï Tarkovski, qui apparaît en filigrane.
Car Nuri Bilge Ceylan lui aussi sait faire palpiter à l’écran un réalisme absolu des détails qui s’envole vers le spirituel. C’est la traque de ce qui a derrière les visages, les secrets des êtres, leur part d’ombre et de lumière.
« Les gens sont bons ou mauvais, impossible de le savoir », dit un personnage du film, et cette enquête policière qui occupe toute une nuit, ne va pas seulement déboucher sur la découverte d’un corps assassiné veillé par un chien, mais sur les tourments des gens de bien : le procureur avec le suicide de sa femme, le commissaire avec son enfant et son couple malade, le docteur solitaire, personnage qui va quitter son rôle de simple spectateur pour devenir le centre du film. Mais il ne peut qu’observer le bonheur enfui, la beauté des filles qui s’en vont comme son couple divorcé, et la mort à l’œuvre.
La scène d’ouverture, qui n’a d’ailleurs aucun rapport avec la suite, est un pur poème visuel. Une vitre embuée où la caméra semble ne pas pouvoir entrer, puis après un très long plan fixe, l’on traverse le miroir des choses, et derrière la clarté retrouvée de la vitre, trois hommes devisent et boivent, et la caméra les regarde un à un dans leur conversation banale et chaude à la fois. La neige est proche, le vent hurle. Rien d’autre et tout est dit de cette Turquie moderne, certes, mais infiniment rurale, avec ses peurs et ses superstitions.
Le film d’ailleurs sera très lent, 157 minutes, avec des images qui semblent répétitives, alors qu’elles approfondissent la nature dans la nuit, et les hommes dans leur nuit. Les indices d’une fontaine et d’un arbre sont ceux du lieu du meurtre, mais sans doute celui du paradis perdu.
Dans des routes perdues au milieu de collines et de champs indifférents, seuls les phares de voitures trouent ce lieu du néant. La lumière à peine donnée soit par les voitures que l’on manœuvre pour faire face au vide, soit par des bougies, soit par des lampes, dessine les visages et en fait amplifie leurs ombres intérieures.
L’intrigue a peu d’importance. Dans la nuit, dans des voitures bondées, quelques policiers dont un commissaire stressé, un médecin légiste, un procureur sûr de lui, escortent deux prisonniers qui doivent leur révéler l’emplacement d’un corps, d’un homme qu’ils ont avoué avoir assassiné. Dans cette nuit d’hiver où se confondent la réalité du paysage, celles des personnages, on va de fausses pistes en fausses pistes. Car le but n’est pas le cadavre, mais le tremblement des vivants. Et ce cortège ne va que vers lui-même.
Entre silence, buée et fumée, se déroule goutte à goutte une randonnée qui va vers la révélation des personnages: le procureur qui comprend enfin la disparition de sa femme, le commissaire qui n’a que sa violence pour rempart, et le docteur cerné de solitude, mais qui recoud les douleurs de l’humanité. La fatigue, les non-dits, l’attente, les déceptions, nouent ensemble cet échantillon d’humanité jeté sur les routes du hasard où tout se ressemble dans cette Anatolie fantomatique. Au fond de l’Anatolie, dans l’étreinte féroce du paysage, il était une fois. Quoi ? Des destinées humaines de tous les temps, entre ordinateur portable du greffier et éternité des champs labourés.
On n’est pas prêt d’oublier la chute d’une pomme et son parcours sur l’eau, les feuilles des arbres qui s’envolent, la sculpture surgie de l’éclair, le chien fidèle sur la tombe, le visage de la jeune fille sous la lampe.
Il y a des allusions bibliques qui surgissent, comme la figure christique du meurtrier, Kenan, lapidé par son propre fils, l’apparition presque angélique, en tout cas irréelle, d’une jeune fille dans un village, la douleur de la veuve comme une pietà muette. C’est autour d’une sorte de tombeau, une salle d’autopsie que les secrets osent filtrer. D’ailleurs ce retour au jour, dans une petite ville sinistre de la Turquie d’aujourd’hui, dans cet hôpital, est une rupture difficile à intégrer et casse la magie du film. Il est pourtant nécessaire. Avant on tuait le temps, et on mettait à jour la vie intime. Là on recouvre les douleurs, même au prix de mensonge pour masquer la torture et protéger la veuve et son enfant.
Ce film est une parabole sur l’humanité, une ronde de nuit qui va révéler chacun dans un questionnement toujours recommencé.
La beauté plastique des images comme des tableaux des maîtres du clair-obscur, la densité des plans fixes qui figent les instants et la vibration des êtres, font de ce film un objet d’art, une expérience esthétique. C’est aussi un exercice de spiritualité.
Ce film lent, très lent, est oppressant, envoûtant, dérangeant, car il fouille le tréfonds des âmes sans y paraître. Toute une partie du film nous laisse sans repère dans cette interminable recherche, puis va émerger la figure centrale du docteur qui éclaire le sens. De voyeur, de spectateur, nous devenons témoin des tas de secrets de tous. Le jeu entre le procureur et le docteur est celui d’une vérité à taire.
Les acteurs, Firat Tanis, Yilmaz Erdogan, Taner Birsel, Muhammet Uzuneret et Ahmet Mümtaz Taylan, sont bouleversants de naturel et de mystère intime. Le grand prix de Cannes 2011 est vraiment pleinement justifié.
Décidément le cinéma turc est plus émouvant et profond que bien des productions mièvres actuelles du cinéma mondial et hexagonal, cela va sans dire.
Gil Pressnitzer
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