René Clemencic Oratorio Kabbala
Les Sacqueboutiers – Ensemble Clément Janequin
Auditorium Saint-Pierre des Cuisines
La passion mystique d’un homme aux portes de la sagesse
Il ne s’agit point de vouloir ici critiquer ce qui aura été un événement, la création française de l’oratorio Kabbala, «Réception», composé par René Clementic sur ce texte fondateur de la tradition ésotérique juive, et qui s’interroge sur la création du monde, sur les attributs de Dieu, et sa splendeur, et aussi sur le retrait de Dieu.
Car d’abord il s’agit de l’œuvre d’une vie, une œuvre de sagesse et au travers de laquelle René Clemencic cherche «à trouver les clés des portes de la vie».
Ensuite René Clemencic, merveilleux flûtiste, claveciniste, musicologue, chef d’orchestre, homme de découverte et de passion, aura illuminé tant de nos heures dans les années 60-70, avec son ensemble de musique ancienne, le Clemencic Consort, dont les nombreux disques chez Harmonia Mundi et Arte Nova étaient révélations et pluie douce de musique à chaque parution impatiemment guettée, que nous sommes transis de reconnaissance.
Notre gratitude est infinie pour ce passeur qui nous aura révélé la véritable nature des Carmina Burana, le chant des Troubadours, les volutes de John Constable, Caldara, Gilles Binchois, Heinrich Biber, Guillaume Dufay, mais aussi la musique originale du film Molière d’Ariane Mouchkine…
En fait surtout les très riches heures du Moyen Âge revivaient dans son interprétation basée sur ses recherches de l’époque. Ce fut un temps, et la musicologie a évolué, les ensembles aussi, mais que voulez-vous ce furent nos amours d’antan.
Aussi il est hors de question de juger un concert, mais avec vénération venir entendre et voir celui qui nous aura tant apporté, tant donné.
Pour cet hommage Les Sacqueboutiers (cornet à bouquin, trois trombones et de deux percussions) ont collaboré avec l’Ensemble vocal Clément Janequin (direction Dominique Visse) et ses cinq chanteurs (deux contre-ténors, deux ténors et une basse). Des musiciens de l’Orchestre national du Capitole se sont associés à cette célébration. Cette œuvre sacrée était placée sous la direction du compositeur René Clemencic lui-même, et entendre un compositeur vivant dirigé ses œuvres est une joie profonde, hélas bien rare.
Cette œuvre en hébreu composé en 1992, comprend dix parties :
– Prophétie de la Kabbale/ permutation vocale sur le Tétragramme de Dieu.
– Zimzun (retrait de Dieu)
– Les dix Séphirots (Les attributs)/ Les dix noms de Dieu
– Les 22 lettres sacrées de l’alphabet
– Méditation sur le Commencement et la grandeur du Nom de Dieu
– La destruction des vases
– Prophétie de la Kabbale/ les 72 triades de l’alphabet
– Retour vers l’avant/ A minuit/ Le réveil
– Le combat entre le fils de la Lumière et les Ténèbres à la fin des temps
– Alléluia/ Retour vers la Jérusalem Céleste
Elle dure un peu plus d’une heure, au cours de laquelle Clemencic s’interroge sur les «clés cachées des 600 000 portes». Il ne s’agit pas de musique contemporaine, mais d’une musique hors d’âge, cherchant par le choc de l’hébreu et des instruments une voie mystique vers la sagesse, vers le retour unifié avec Dieu. Arvo Pärt s’y emploie aussi, bien différemment toutefois.
René Clemencic déjà compositeur d’œuvres sacrées (Messe, Stabat Mater, Oratorio comme les Clés du Paradis, L’Apocalypse, Ninive…) a pour conception cela : « Dans mes compositions, je ne suis pas principalement intéressé par la création d’œuvres d’art, de faire une matière esthétique, mais plutôt je cherche dans l’effet des sons à retrouver leur magie primale ».
Aussi il ne faut pas chercher de nouveaux langages musicaux, mais on a affaire à une œuvre ambitieuse qui veut célébrer le retour à la Jérusalem Céleste, dans le temps d’avant, et aussi l’exil de l’homme et son éloignement de Dieu. Les techniques propres à la Kabbale sur le poids chiffré, en hébreu, des lettres et des mots ont structuré la partition.
Dans cet oratorio, j’ai utilisé différents types de solmisation (action de chanter en nommant les notes), je n’ai pas inventé les structures induites par l’acoustique kabbalistique et son art numérologique dans lequel chaque lettre, dans l’unité de son personnage, est dans le même temps nombre, signe et le son, j’ai tenté de la retrouver et tissé mon matériau tonal. Comme aucune autre, la sagesse et la tradition juives ont formulé et exprimé toutes nos plus grandes préoccupations. Elle est mieux adaptée que les autres pour nous permettre de trouver les clés pour les portes de la vie. (René Clemencic).
La symbologie est puissamment à l’œuvre dans tous ses parcours. Le cornet à bouquin est le double du Shofar, qui sera d’ailleurs utilisé deux fois, référence à l’instrument sacré du temple. Les trombones font référence aux trompettes de Jéricho, capables de détruire les murs de Jéricho. Il s’agit pour le compositeur de libérer l’esprit des choses, au-delà de leur sens. Cette musique commence par un roulement sourd de tambour et se termine sur les mots « Ein Sof », éternité. Entre les deux le ciel s’est ouvert, le choc rythmique des voyelles a scandé le temps, les percussions complexes, ont servi de colonnes au temple musical, les cuivres ont été déchirures et réponses aux voix. Ces voix magnifiques de l’Ensemble vocal Clément Janequin, portent l’œuvre. Par ses lectures pénétrées des voyelles, par ses cris, ses sifflements, ses sarcasmes, ses chuchotements, ses nasales, quand le combat entre lumière et ténèbres se déroule, les voix sont le porte-parole du compositeur. Meilleures d’ailleurs que dans l’enregistrement disponible chez Col Legno.
Mais il ne sert à rien de radiographier une musique qui se veut dépassement, simplement dire qu’un grand souffle est passé, souvent dense et vigoureux. La Sherina, la présence de Dieu se voulait être présente.
Entendre un sage de 83 ans chercher ses voies vers la lumière et la sagesse en musique, est un moment émouvant, prenant. Son œuvre parle directement à l’émotion, par un langage ouvert, dont les complexités sont secrètes ( parties aléatoires, percussions complexes, lignes vocales difficiles), et ne veulent déboucher que sur l’émotion. Ce qui est réalisé.
La tradition juive précise qu’il est interdit à tout homme d’étudier la Kabbale avant quarante ans, au risque de devenir fou. Aussi quand on a comme Clemencic au moins le double, le seul risque est de devenir sage. Il l’a pris, il l’est devenu.
Gil Pressnitzer