Personne ne veut y croire / La patrie des spectres –
Nadie lo quiere creer / La patria de los espectros
D’après « Nadie lo quiere creer », d’Eusebio Calonge.
COMPAGNIE LA ZARANDA:
Mise en scène: Paco de la Zaranda
Interprétation: Gaspar Campuzano, Francisco Sànchez, Enrique Bustos
Dans la maison en décomposition, les ombres viennent vers nous
« Les minutes passent, mais le temps est déjà mort ».
Non ce n’est pas La classe morte de Kantor, bien que là aussi glissent des mannequins, des êtres brisés, des fantômes. Les auteurs se défendent de toute ressemblance avec le maître de Cracovie, alors que l’utilisation des objets peut y faire penser. Objets que l’on déplace, que l’on détourne, dont on fait une signification fortement métaphorique (l’horloge devenue cercueil, le paon, les ventilateurs qui répandront les cendres et la poussière, le boulier de loto, la bassine…).
Dans sa note d’intention l’auteur précise : « Chaque spectateur est témoin de la fracture temporelle que suppose le théâtre. Notre langage, allégorique, comporte de multiples interprétations. Chaque spectateur se pose des questions différentes et le « manque de réponse » lui procure une émotion, parce qu’il est confronté́ à des questions radicales, à ce point situé à mi-chemin entre la vie et la mort qu’est le théâtre ».
Et le manque de réponse si ce n’est la solution prônée dans la pièce de la taxidermie pour vaincre le temps et instituer les apparences contre la mort, nous laisse inquiets et mal à l’aise devant cette farce macabre et grotesque. Un théâtre d’ombres, plutôt de fantômes et de rapaces, se met en place entre dérision, grotesque entre ridicule et horreur.
Ici ce n’est pas le roi qui se meurt, mais une vieille dame rongée par la gangrène et les fantômes du souvenir : son fils mort à la guerre, sa tante Jacinta si belle et si célèbre, sa cousine si bigote, mais riche en potins. Chacune de ces visites à cette vieille dame indigne, est mensonge, car jouée soit par un vague cousin, soit par sa cuisinière de toute une vie. Tous deux comme vautour et pie guettant sa mort pour se partager les dépouilles de la propriétaire, jadis riche et noble.
Le « cercueil-horloge » est toujours au centre de l’espace, comme l’éternité.
La mort est une scène. Comme au temps de Shakespeare, les rôles féminins sont joués par des hommes ; trois acteurs donc, jouent une vieille rongée par la gangrène dont « les jours sont déjà morts, seules les heures s’écoulent encore », son sang s’est déjà presque figé. Mais elle sait, elle voit, et sa voix rocailleuse vitupère, elle ne nous laissera pas en paix. Autour d’elle, une autre vieille et un vieux, mi-serviteurs, mi-charognards. On prépare la mise en scène des funérailles, le cercueil sera une horloge.
Jeu de vérité et de mensonge, les mots devront eux aussi porter costume lors de l’éloge funèbre. En fond, un paon fait la roue, vanité des vanités. Le décor est en constante métamorphose, un linceul devient rideau, ouvrant sur un jardin, une nouvelle scène, scène de désolation et évocation du faste d’une jeunesse disparue. Ainsi la tante défunte qu’on revêtit d’un passé glorieux revient, elle aussi, dans la pantomime, aux dernière heures où seuls les morts nous rendent encore visite.
Un humour noir et macabre balaie toute la pièce, et il est scandé parfois par une musique envahissante et obsédante de bandas. Il est bien conforme à la tradition du grotesque espagnol. Et des images proches de Goya se succèdent, magnifiquement éclairées. C’est d’ailleurs l’auteur qui a fait aussi les éclairages.
L’histoire se déroule dans une vieille maison de maître délabrée de toutes parts, « sauf d’une, celle qui donne sur la mémoire », précise Eusebio Calonge, l’auteur qui explique sa pièce ainsi : « Un monde où la gangrè̀ne démembre graduellement les personnages et leur temps, où la réalité́ est embauméé et où tout acte semble être réalisé par un taxidermiste ». Et la peau, la fourrure, puis la taxidermie finale, sont omniprésentes en effet.
Et tout est vide et attente, mesquinerie et rapacité, avec des élans de fausse tendresse, et tout cela tourbillonne autour de la mort.
Un vide douloureux que l’on ne peut pas remplir, même par la mort. Le titre énigmatique Personne ne veut y croire / La patrie des spectres n’apporte pas de réponse. Car tous les personnages croient à la mort en marche, et savent les spectres tissés de mensonge et de comédie.
Alors il faudra bien y croire à cette histoire d’une simple captation d’héritage, qui prend l’allure d’un rite funèbre, où tous les préparatifs des funérailles sont minutieusement préparés. Mais comme au lever de rideau, qui d’ailleurs ni ne se lève, ni ne se referme, c’est la présence d’un mannequin qui occupe l’espace. Et la vieille dame une fois « taxidermée » sera ce mannequin. Et tous seront statues comme au début.
Les trois personnages sont dans l’outrance. L’un dodeline sans arrêt de la tête, l’autre tremble des mains, le troisième prend une voix de comédie style Volpone. Ils sont incarnations. Les maquillages, les costumes sont ouverture au délabrement.
Les mots reviennent obsédants, répétitifs, comme litanies du démembrement de l’humanité. Cette humanité qui étouffe entre asphyxie et gangrène, donc entre la lente dévoration du temps.
Ces comédiens, trois hommes dont deux jouent un rôle féminin, hantent la scène, se déplacent comme des spectres, et jouent un rituel de la mort : « Les fantômes surgissent des ruines et des miroirs, dans l’obscurité́ des vies sans desseins, dans ce nous dépourvu de destin. Ils apparaissent dans le sentiment de perdition, dans le désir de ce que nous ne parvenons jamais à avoir et dans la résignation de ne jamais l’avoir atteint. », dit l’auteur.
Mais ce qui frappe ce n’est pas le délabrement métaphorique de l’ancienne demeure seigneuriale, avec sa galerie d’ancêtres déjà putréfiés, non c’est la mise pièce de la vieille dame, dont amputation des bras et surtout symbolique de la néantisation à l’œuvre. Et on ne perçoit pas la soif de survivre dont voudrait nous convaincre l’auteur, mais la résignation du tombeau, et nul espoir ne sourd.
La force de la compagnie La Zaranda, originaire de Jerez et travaillant depuis trente ans sur ces thèmes, est de créer un univers pictural saisissant, glacial, envoûtant. Le poids des symboles s’allège par l’ironie caustique, la dramaturgie des objets, la présence inquiétante des comédiens, la science des ténèbres, le décor si nu avec quatre chaises et quelques accessoires.
Depuis très longtemps on n’avait pas été autant dérangé, englouti, par un tel univers théâtral, cohérent et d’une somptueuse beauté picturale. Cette troupe veut faire « un théâtre de la vérité », là ou par une tension presque insoutenable, le théâtre et la vie convergent, sans concession, sans modernisme clinquant. Elle y parvient en créant un monde personnel, obsédant, métaphorique, grinçant. Ici la désintégration des valeurs humaines fera de nous des êtres empaillés, éviscérés. Théâtre de la tension, théâtre baroque, théâtre autant du verbe que de l’image, tel est celui de La Zaranda.
À la fin quand tous sont sous des draps blancs, figés, gelés, redevenus spectres, tout s’achève. Lorsque les acteurs réapparaissent sur scène, ils sont figés, affalés sur leurs chaises. La mort ne répond pas.
Humour noir, cru, comme il sied à la mort. Ceux qui ont aimé La Nonna de Roberto Cossa mise en scène par Didier Carette aux riches heures de La Baracca aimeront ce spectacle. Et comme nous, ils applaudiront, longtemps, mais il n’y aura pas de révérence, les comédiens ne reviennent pas saluer…
Seul reste en scène un mannequin ou un acteur, on ne sait, qui se souvient de la mort. Lumière rallumée, les spectateurs de cette « comédie-spectre » s’en vont dans la nuit, la pièce va commencer dans leurs têtes.
Gil Pressnitzer
Crédit photo : Agustín Hurtado.
Site Internet Théâtres Sorano/Jules-Julien