Théâtre Daniel Sorano
La langue d’Anna texte de Bernard Noël
avec Andrée Benchetrit
La langue d’Anna ou la langue de personne
Le long monologue écrit dans une langue superbe par Bernard Noël est avant tout un texte sur la parole, sur l’identité, sur la représentation, sur l’acteur. Et la figure d’Anna Magnani n’est que le miroir fictif permettant par allusions de rencontrer un réel fantasmé où la fabuleuse actrice, figure tutélaire de l’Italie, car venant du peuple, apparaît comme en ombre chinoise.
Bernard Noël se défend d’avoir voulu faire un quelconque hommage à la Mama Roma, dont il ignorait à peu près tout au moment de la rédaction en 1997 de son texte écrit d’une seule traite, si ce n’est cette aura diffuse projetée autour de cette comédienne célèbre. Composé pour la comédienne André Benchetrit, qui le poussa fortement à lui écrire un monologue pour jouer un personnage nommé Anna Magnani, ce texte ne parle que du parcours d’une femme comédienne à la recherche de ses identités multiples. Il ne s’agirait que d’un sujet fictif, avec quelques poussières de faits plus vrais que la réalité, quelques indications historiques semées parfois, pour faire accroire à cette légende. Faire croire à une autobiographie de l’actrice Anna Magnani, alors qu’il n’en est rien.
Du moins le croit l’auteur, car le piège de l’identification d’une femme se referme sur lui, et on croit en Anna Magnani malgré les efforts d’écriture fantasmée loin du modèle suggéré. Bernard Noël parle ainsi de son personnage : « Elle parle. Elle jette sa vie sur sa langue. Elle a toujours voulu tout et tout de suite. Elle est une comédienne célèbre. Elle a beaucoup parlé avec les mots des autres. Elle n’avait pas le temps de sa propre vie, mais voilà que son corps l’a rattrapée, l’a même doublée. Elle met du passé dans ce présent trop mortel. Elle appelle ses amis : Fellini, Pasolini, Visconti. Elle sait qu’il est trop tard. Elle ne s’y résigne pas. Elle ne s’est jamais résignée… » Ainsi se tisse un être fait de paroles en vrac, de peau, de pulsions.
« Je suis et je ne suis pas. Je ne suis pas celle que vous croyez » est le refrain constant des mots prononcés.
Paroles, paroles, jetées enfin à la place des paroles des autres qui l’ont submergé si longtemps. Paroles libératoires de la comédienne qui voit enfin sa vie étalée devant elle, dans le véritable miroir des jours perdus. Quand son corps fatigué va la quitter, elle invoque les noms des amis, des amants. Et Bernard Noël s’étonne de cette mystification des mots qui fait qu’en citant les noms de Rossellini, Pasolini, Fellini, Visconti, Zeffirelli, on croit qu’il s’agit de récits autobiographiques, de faits réels, alors qu’il ne s’agit que d’inventions à partir d’une trame réelle.
En fait Bernard Noël affirme n’avoir à peu près rien su de la vie d’Anna Magnani à cette époque et surtout n’avoir pas voulu l’évoquer.
Mais par le poids charnel des mots, le poids du corps, la véhémence des paroles, les cris parfois, on peut en douter, car en filigrane c’est bien Anna Magnani qui est sur scène n’en déplaise à l’auteur.
Et puis quand Andrée Benchétrit avec sa voix profonde, sa chair lourde, sa présence puissante, habite l’espace avec ses déambulations de louve romaine, ses gestes proches de ceux de la Voix humaine de Cocteau où triompha d’ailleurs Anna Magnani, le vertige s’installe. Certes elle ne joue pas une réincarnation d’Anna Magnani, mais la passion de toute comédienne, elle se veut universelle. Pourtant ses paroles en italien, qu’elle ajoute au texte de Bernard Noël, ses attitudes de fille simple, marchande des quatre saisons de la vie, sa façon de dire ses organes et surtout son ventre et sa langue, ses cris, ses emportements, c’est bien la passion d’Anna Magnani qui s’installe devant nous. Jusqu’à sa maladie, sorte de vampirisation de son ventre par la douleur. Et Anna Magnani est bien morte d’un cancer elle aussi en 1972.
Dans un décor minimaliste, avec un projecteur qui servira de miroir, une chaise, un fauteuil, un drap pour singer Médée, l’actrice, archétype de toutes les actrices semble se débattre pour trouver son identité éclatée, occultée par les rôles qui l’auront dévoré : « J’ai voulu être la Diva et je tremble à présent à la pensée de n’être plus qu’elle. »
Elle parle, elle parle, elle se bat contre le présent et le passé, contre son ventre. Sa seule arme est sa langue, physique et parlée. Cette langue qui s’enroule aux souvenirs et à l’enfance volée : « J’en suis venue à penser que le seul bonheur est de s’aimer soi-même : il m’a été refusé par quelque complexion formée dans mon enfance. »
Nous ne sommes pas dans ce monde du néo-réalisme italien, du fascisme italien, de l’histoire du couple Rossellini-Magnani, mais dans un univers troublant de montage littéraire où une vérité se fait jour à partir d’inventions et d’artificiel.
En sortant de la pièce on ne saura rien en fait de plus sur Anna Magnani, et pourtant il nous aura semblé avoir vu charnellement, réellement Anna Magnani sur cette scène maintenant déserte comme la loge de la vie.
Andrée Benchétrit par l’énergie de sa voix et celle du corps, « ce corps viande assez lourde pour supporter le labour du délire », nous dévoile le mystère de l’incarnation d’un rôle par une comédienne, et du dévoilement de la femme libérée de l’écrasement des mots des autres qui ont volé sa vie. Elle incarne cet appétit du réel, cette pulsion de vivre, ce torrent volcanique d’une rage intérieure, cet érotisme de la peau, de la bouche. « Qui suis-je » martèle le texte. Sans doute tous les comédiens en représentation d’eux-mêmes, toutes les femmes non résignées, mais aussi non pas l’Anna fictive voulue par l’auteur, mais l’Anna Magnani réelle qui dévore ses entrailles devant nous. Ce sont des flux de vie brûlants et non l’histoire racontée d’une actrice légendaire.
Par la beauté superbe d’une langue contemporaine d’une très grande richesse, sorte de chant organique intense et serré comme granit de mots, par le jeu charnel d’une actrice habitée, un moment étrange et troublant de théâtre nous aura été donné, dans lequel le mythe finit par triompher des barrières des inventions mises comme barrière entre le personnage de l’héroïne fictive, et le fantôme d’Anna Magnani.
Moments forts de rage et d’excès, de copulation vocale, la langue d’Anna, ou plutôt celle d’Andrée Benchétrit et de Bernard Noël est la traversée des vertiges des apparences, plus véritables que la réalité même.
Gil Pressnitzer