Avec Gundars Abolins, Juris Baratinskis, Oliver Stokowski.
Le long chemin vers les pères, ou une pièce comme une prière de réconciliation
La pièce « Sonja » fut la plus forte révélation de la saison 2010 du TNT avec son tragique du quotidien, son acteur extraordinaire Gundars Abolins, qui sans un mot hurlait sa solitude et sa naïveté, avec aussi la beauté du texte de Tatania Tostaya et la mise en scène bouleversante d’Alvis Hermanis directeur du Nouveau théâtre de Riga, mêlant désespoir et burlesque, confection de gâteaux et de rêves de prince charmant.
Alvis Hermanis, figure de proue du théâtre européen, a toujours considéré le théâtre comme le moyen de restituer la mémoire, de faire ressentir l’écoulement du temps et des sentiments, et témoigner sur l’Europe de l’Est des années 1960.
Ses pièces « The sound of silence », « Les demoiselles de Wilko », « Sonja » « Väter », « Long life », tournent autour de ses interrogations de revisiter un passé révolu, mais toujours cognant en nous. Il a voulu se pencher sur les rapports au père : « J’ai deux fils, mon père vit toujours, et je suis sûr que la relation entre un fils et son père est l’une des choses les plus secrètes dans ce monde », dit Alvis Hermanis. Il a voulu soulever le voile de quelques-uns de ces secrets enfouis en s’appuyant sur la mémoire des autres, de ses comédiens.
Alvis Hermanis reprend sa pièce créée en 2007 à Zurich, et dont il a écrit le texte après avoir écouté ses comédiens pendant de très longues répétitions, aussi il la désigne comme une création collective. Il s’agit d’une « écriture en plateau ». En effet d’Alvis Hermanis, après avoir choisi ses trois comédiens qui ne se connaissaient pas, leur a demandé, ainsi qu’à d’autres intervenants, de lui raconter l’histoire de leur père. Alvis Hermanis ensuite a relié, élagué, mis en avant ces témoignages en dramaturgie. Ici il réunit trois comédiens Gundars Abolins, son ami letton comme lui et son acteur complice, Juris Baratinskis le russe de Lettonie marqué par la dictature soviétique, Oliver Stokowski l’allemand de la famille du chef d’orchestre Léopold Stokowski. Au travers de petites histoires semblent-ils anodines, ils font un long chemin vers les racines, leurs racines. Car il s’agit de leur vie réelle, de leur père, de leur enfance, de leur vie intime. Ces tranches de mémoire si personnelles en deviennent universelles par la magie du théâtre. Cette mise à nu de l’intime est atténuée par le comique et la tendresse afin de masquer une trop grande implication de l’acteur jouant son propre rôle. Les acteurs doivent être des miroirs, des miroirs qui réfléchissent.
Les relations pères-fils ne sont pas ici un meurtre du père, ni une mise en accusation, mais une recherche de filiation souvent enfouie, entre oubli et temps passé.
Et dans cette longue pièce de près de trois heures, en allemand surtitrée en français, sous le masque du comique nous émeut profondément.
Et le fait qu’un comédien joue sa propre vie n’a pas dû l’être simple, et il fallait introduire toute la distanciation du rire pour oser affronter la scène et le public avec sa vie mise à nue, ses objets quotidiens dévoilés, les vêtements du père réendossés, ses photographies personnelles mises en panneau. Tout retour vers l’enfance rouvre autant de blessures que de bouffées d’amour.
Qu’est-ce qu’être fils, que sont nos pères ? Quelles sont nos origines ?
Il n’y a que deux petites tables sur scène, plus tard trois à la fin, avec tous les objets divers du passé, de l’enfance depuis les palmes aux poupées, des sacs en plastique, des vêtements. La grisaille et la nostalgie des années soixante se sont aussi assises parmi eux. Lentement, fil à fil, au milieu d’une quarantaine de tableaux posés et enlevés, effeuillés, comme le temps qui passe, comme la mémoire qui essaie de colmater l’oubli, un ancien album de famille se déroule, comme de vieilles photos. Ces photos sont toutes extraites de l’album personnel de chaque comédien.
Deux fils sont des acteurs plus ou moins célèbres, le letton qui jamais ne deviendra le cygne rêvé par son père, mais le petit canard habitué des seconds rôles miteux. L’autre est un peintre qui va redécouvrir le réel et la vie en portraiturant des paysans simples qui le paient avec une bière.
Et les fils qui se souviennent vont devenir leurs pères, se fondrent dans leur père, devenir leur propre père, par le maquillage, les photos qui défilent, mais plus encore par le lien renoué avec ces pères, parfois incompris. Leurs pères sont des êtres ordinaires, falots, normaux trop normaux, humains trop humains, avec des destins plus ou moins médiocres, plus ou moins héroïques. L’un grâce à sa belle voix de baryton en doublure de la voix de Lénine, l’autre en commissaire de police strict, le dernier en vigile rescapé des camps de Sibérie et aux multiples métiers et vie amoureuse.
Dans cette Lettonie à la confluence russe, allemande, lettone, tout se mêle sous le poids de la botte soviétique. Ainsi le père d’un comédien raconte que son père a toujours parlé à l’un de ses chevaux en allemand et à l’autre – en russe. Car l’un avait été laissé par la Wehrmacht et l’autre par l’armée soviétique.
Nullement héros, nullement victimes résignées et consentantes, ces pères, auront vécu sous la chape de plomb de ces années d’oppression.
Ce chassé-croisé entre pères et fils est une émouvante entreprise de réconciliation, de pardon, d’amour. On évite les schémas pleurnichards qui pouvaient guetter cette pièce, dans cette série de mini-drames familiaux, de scènes comiques, de vie restituée, par une immense empathie, une tendresse à fleur de vie, à la fois amère et ironique,par la qualité de jeu extraordinaire des trois comédiens qui, sous nos yeux vont redevenir des enfants regardant leurs pères et retrouver ainsi les objets posés sous les tables. Et puis cette parabole sur la transmission se révèle un regard doux-amer sur l’histoire. Et quand Juris évoque la vie de bagne de son père, pendant 14 ans en camp de concentration soviétique, la Kolyma en Sibérie, avec le combat à mort dit des gladiateurs, entre prisonniers de droit commun et prisonniers politiques, on touche au tragique. Son père, jamais n’en parla, comme les survivants de la Shoah. Et de ce souvenir arraché à un codétenu sur son père, qu’on l’appelait « l’humain », on peut comprendre toute l’entreprise de déshumanisation des bourreaux et ce qu’était la résistance et la survie de certains.
Et l’histoire de l’Europe de l’Est avec la mise en barbelés de la Lettonie, sans occulter la participation de celle-ci au génocide juif non citée ici, les camps de concentration soviétique, l’état policier de l’Allemagne de l’Est.
Alvis Hermanis est un adepte du théâtre de l’hyperréalisme du quotidien, du théâtre dit du réel, et par l’amoncellement très hétéroclite des reliefs du quotidien il donne avec tendresse à comprendre la condition humaine au travers du réel et du passé enfui. Les comédiens miment leurs mots, accentuent le détail réaliste, afin de ne pas se perdre dans l’émotion à vif de leur vécu propre. Ce réalisme social touche au plus profond. Et que ce soit dans l’évocation de la manière de marcher des pères, de leur façon de boire ou de cuisiner, de transmettre juste quelques signes à leur fils sur la vie, le sexe, le courage, l’art de boire.
Le jeu des acteurs nous donne l’illusion d’être dans leur intérieur, dans leur tête, dans leurs souvenirs.
Les comédiens jouent avec leur corps, leurs mémoires, leurs émotions, avec l’écheveau du temps, et leurs blessures intimes qui affleurent. La magie des panneaux qui coulissent dans les mémoires, la musique de scène mêlant les chansonnettes de l’époque, un prélude de Bach déjà utilisé par le génial Youri Norstein dans le Conte des contes, mais surtout la Moldau de Smetana, scandent et prolongent les confidences des comédiens qui parfois improvisent leur propre vie. Ils ne sont ensemble vraiment qu’à la fin, dans la polyphonie collective de leurs pères qui deviennent les pères de tous. Avant ils se tiennent devant leurs miroirs de comédiens se maquillant et démaquillant leurs souvenirs. Mais autant que par les photos anciennes c’est par l’odeur, l’odeur de leur père, qu’ils les font revivre. Celui d’Oliver est d’ailleurs toujours vivant, mais n’a pas vu la pièce. Un sorte d’autel aux pères est ainsi dressé par des portraits réalistes, donc soumis aux rêves. D’ailleurs il y a résonance entre les tableaux et les visages des comédiens qui se transforment pour s’y perdre.
Certes le choc émotionnel ressenti avec la pièce Sonja est moins direct, car il faut laisser le temps à toutes ses bribes, ces morceaux éclatés de confidences touchantes, d’infuser en nous et de ressentir derrière les paravents du rire toute l’histoire d’une époque, tout le déchirement de ces fils envers leurs pères. Alvis Hermanis a voulu que les mémoires intimes deviennent des mémoires collectives. Et les acteurs-miroirs plus que la réalité transmettent l’émotion à nue. Un grand moment de théâtre et de mémoire ! Merci au TNT d’avoir invité ce spectacle, et à quand les autres pièces à Toulouse d’Alvis Hermanis ?
Gil Pressnitzer