Théâtre Garonne, 7-9 avril 2011
Je sais que je suis une Danseuse de l’âme (Novembre 1919)
Marina Tsvetaeva (1891-1941) aura été une des voix les plus tragiques et les plus passionnées de la poésie russe. Sa trajectoire incandescente, ses amours tumultueuses avec ses amantes et ses amants, la beauté saisissante de son écriture commence à se savoir, même en France. Nombreux sont les livres écrits sur elle, plus ou moins réussis d’ailleurs, les traductions de ses poèmes souvent insatisfaisants car sa langue tourmentée, nerveuse, est presque impossible à rendre dans son tumulte. D’ailleurs le poème « Neige, Neige » écrit en français par Marina, et repris dans le spectacle montre le pouvoir novateur de sa langue, son explosivité. Elle a vécu dans l’exil, dans la misère absolue, dans le désert du cœur, désert jusqu’au cou.
Pour le bonheur – je suis vieille !
Le vent a chassé les couleurs !
Plus que le carré de la cour
Et le noir des fusils…
Pour le sommeil de mort
Personne n’est trop vieux. (La lettre)
Tzvetan Todorov a extrait de près de dix tomes d’écrits intimes, 700 pages d’autobiographie. Son livre a le mérite de donner à entendre cette voix brisée par le destin et la folie des hommes. Car ce sont les mots de Marina qui sont là en face de nous, le souffle de Marina aussi.
Bérangère Jannelle a retenu quelques fortes pages puisés dans les carnets intimes, la correspondance, les poèmes, pour donner une image déchirante de Marina Tsvetaeva. Certes le choix est, comme tout choix, contestable car il fait la part trop grande aux opinions théoriques de Marina, et oublie malheureusement les lettres de 1940 et des passages bien plus émouvants.
Certains partis pris de mise en scène sont aussi contestables et frôlent parfois le ridicule (Marina en Walkyrie sur son rocher figurant le destin, les renards roux inutiles). La scène et le plateau sont inscrits dans des lumières blanches. Une table, une pile de livres seront les objets-acteurs qui iront en s’effritant. Quelques notes de piano, un peu de musique plus emphatique, et seule la très belle voix de la comédienne occupe l’espace. Un calicot se déroule peu à peu affirmant que Marina aime bien vivre dans le feu. La personnalité de Marina est potentiellement présente par ses mots. Mais pour que l’incarnation soit brûlante, fallait-il encore une interprète habitée, hallucinée, tordue dans la flamme des passions.
Cela a été trouvé en la personne de Natacha Régnier. Elle répond corps et âme à cette parole de Marina : Écoutez-moi ! Il faut m’aimer encore du fait que je mourrai.
Car pour une telle appropriation du rôle et du personnage, il faut aimer totalement Marina, la femme, l’écrivain, l’amante. Sa fragilité, sa démesure, ses douleurs, ses élans, les torsions de son âme.
« Avant tout et en dépit de tout », semblait être la devise de Marina, et Natacha au-delà des mesures se jette dans les mots de Marina. Comme Marina, elle ne recule pas, elle galope dans les sentiments, elle court sur scène, elle trépigne, elle crie. Les retombées des sensations sont rendues par ses mouvements des mains et du corps, ses marches à larges enjambées, et surtout sa diction brûlante et précise de la comédienne. La vie de chandelle de Marina nous est donnée véritablement sur scène, comme pour une passion médiévale, avec une tension sauvage. Son refus fondamental des compromissions est présent :
« Mon moi est de plus en plus réduit, un peu comme un troupeau qui à chaque clôture laisse une touffe de laine. Ne reste que mon NON fondamental » (Août 1940).
Cet entêtement à vivre Natacha Régnier le transmet physiquement : elle trépigne, donne des coups de talon, se jette sur le réel, elle se cabre devant la mort. Pour elle aussi tout est cœur et destin. Comme une Falconnetti, dans la Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer, Natacha Régnier nous fait ressentir la passion de Marina. Par sa performance enfiévrée la comédienne rend cette force de vie débordante, ses combats, sa fièvre d’infini. Elle est dans l’extrême, seule approche possible de Marina, poète de l’extrême.
Pour casser la prise de possession du public, Natacha Régnier, quitte son rôle et fume une cigarette.
« Et ma cendre sera plus chaude que leur vie » était à partir de ce vers d’Anna de Noailles la devise de Marina. Sa vie fut fidèle à cela.
La pièce aussi, qui après un prologue, sait distancier le public et le prendre pourtant ; « Je ne vais pas jouer avec mon âme, mais avec son âme », prévient la comédienne. En fait elle jouera des deux.
« Ne m’enterrez pas vivante, vérifiez bien avant » avertissait Marina, ce spectacle porté par une flamme noire, Natacha Régnier, jetant mille étincelles est une belle résurrection de la salamandre Marina Tsvetaeva, qui aimait et savait vivre dans le feu. Elle voulait que l’on inscrive sur sa tombe cette épitaphe : La Scénographe de l’Être. Malgré quelques limites, cette scénographie restitue fidèlement son être, ses combats, ses pulsions, ses désespoirs, sa rage et sa fureur.
« Je ne chante que dans le feu, en moi tout est incendie ». La comédienne et la mise en scène transmettent le besoin d’absolu brûlant de Marina, son amour fou des êtres et de l’écriture. Seule en scène « Natacha-Marina » est la combattante qui nous aura donné le feu de la poésie. Elle la rend vivante, palpable.
Marina, le dernier amour de Rilke, sera passée comète incandescente parmi nous. Rilke lui écrivit ceci :
Marina, toutes ces pertes dans le grand tout, toutes ces chutes d’étoiles
Nous pouvons partout nous jeter, quelque que soit l’étoile,
nous ne pouvons l’accroître !
Dans le grand tout les comptes sont fermés… ÉLÉGIE À MARINA TSVÉTAÏEVA (dernier poème de Rilke pour Marina).
Le spectacle Vivre dans le feu nous permet d’aimer très fort Marina, dont l’image transmise est juste et émouvante, par la restitution des tourments de l’âme, que sait faire éclater Natacha Régnier, immense dans ce rôle.
Gil Pressnitzer