Tugan Sokhiev – direction
Irina Donskaya-Tishchenko – harpe
Gabriel FAURE Pelléas et Mélisande, op. 80, suite
Boris TISHCHENKO Concerto pour harpe
Maurice RAVEL Valses nobles et sentimentales
Albert ROUSSEL Bacchus et Ariane, op. 43, suite n°2
L’adieu au frère, l’adieu au père.
Le concert dirigé ardemment par Tugan Sokhiev, avec Geneviève Laurenceau en premier violon solo aura offert deux visages bien distincts mais également fascinants.
Le premier était un hommage à une sorte de frère de Saint-Pétersbourg, Boris Tishchenko, sachant que Tugan Sokhiev a fait ses études au conservatoire de cette ville, où il a dû rencontrer ce compositeur si proche de ses goûts musicaux.
Le second visage était consacré au territoire tabou de Michel Plasson : la musique française.
L’adieu au frère
Boris Tishchenko né le 23 mars 1939 et mort dans cette ville récemment le 9 décembre 2010. Il a étudié dans cette ville principalement avec Galina Ustvolskaya et pendant trois ans avec Chostakovitch, qui fut son ami très proche, comme en atteste leur correspondance.
Tishchenko a beaucoup composé (plus de 200 partitions dont 7 symphonies, 5 quatuors, des concertos pour violon, piano, violoncelle, mais surtout un Requiem, d’après Anna Akhmatova) et dans tous les genres. Son style est mouvant, mais sans influence de son professeur Ustvolskaya, plus radicale que lui. Chostakovitch, Stravinsky, Bartok, Gorecki lui sont plus proches. Surtout dans ce concerto pour harpes, pour deux harpes plus précisément, une harpe diatonique et ce qui semble être une harpe celtique.
Cette composition de 1977, en création française, mélange bien des influences et elle dégage un fort pouvoir poétique. On ne peut pas ne pas penser d’abord au Bartok des musiques nocturnes et du concerto pour piano numéro 3, composé lui aussi pour son épouse Ditta Pasztory pour garder sa mémoire, comme celui de ce soir l’a été pour Irina Donskaya-Tishchenko, sa veuve. Le même amour est présent dans les deux œuvres. La même sensation de se perpétuer à travers de celle qu’il aime.
Ce concerto n’est pas d’une écriture novatrice, surtout au niveau rythmique, mais il est prenant et émouvant. Des traits de harpe jamais entendus, des lambeaux obsessionnels de thèmes passant du piano à la harpe et au vibraphone, des longues trouées de silence avec des sursauts de rage de l’orchestre, font de l’écoute de cette œuvre un moment fort. La poésie et quelques sarcasmes proches de Chostakovitch, lui aussi omniprésent en filigrane, rendent passionnante son audition. Cette œuvre est par moments bouleversante.
Une soprano séraphique, Julia Wischniewski, apporte un climat très proche de la troisième symphonie de Gorecki, avec ses mouvements planants et consolateurs. En fait, à part quelques éclats, ce concerto se déroule comme un lamento où la harpe parle d’autres mondes.
Visiblement Tugan Sokhiev aime cette œuvre et nous l’a fait aimer. Avec recueillement, humilité, douceur et précision il la porte en lui et sait la faire partager. L’orchestre a su exalter cet hommage émouvant à Boris Tishchenko. Flûte et xylophone, étaient devenus des oiseaux.
L’adieu au père
Longtemps Michel Plasson aura façonné cet orchestre en le polissant et le repolissant au miroir de la musique française. Ce fut son empreinte, ce fut son legs. Aussi les chefs suivants ont souvent évité de marcher sur ses brisées de peur de la comparaison.
Tugan Sokhiev, avec la hardiesse qui le caractérise, aura programmé ce soir rien moins que la sainte trinité de cette musique : Gabriel Fauré, Maurice Ravel, Albert Roussel. Déjà il avait convaincu dans Debussy.
Ce n’est pas le meurtre du père qui ainsi s’effectue mais une filiation, un adieu au père fondateur. Et sans vouloir faire oublier Plasson, Tugan Sokhiev va au moins aussi haut dans la beauté de la transparence et de la subtilité, teintée de sourires, de tendresse, de clarté sonore. Et puis l’orchestre a bien grandi depuis tout en conservant sa langue naturelle et maternelle : la musique française
Ainsi dans la musique de scène Pelléas et Mélisande de Fauré, certes pas la mieux adéquate pour traduire les émotions de la pièce de Maeterlinck que Debussy, Sibelius et Schoenberg avaient plus approfondies. Ici la douceur de la blonde chevelure de Mélisande, la brume douce des légendes priment. Et il est difficile de rendre cette magie impalpable. L’orchestre et le chef semblaient avoir des ailes de papillon. Tout était diaphane, en suspension, flottant comme une aura de tendresse. Ce fut le sommet du concert et Sokhiev avait mis ses habits de magicien pour restituer un Fauré jamais entendu ainsi à Toulouse.
Dans Ravel et ses Valses Nobles et Sentimentales, hommage à Schubert, il faut savoir rendre ce doux mélange de tendresse et d’ironie, tresser une dentelle précise dans laquelle doit se prendre toutes les irisations de l’orchestre. Ce clin d’œil à Vienne, la charmante et la frivole, ne doit jamais peser en ses sept courts mouvements plus un épilogue. Cela doit être et cela fut, un véritable concerto pour orchestre.
« Ce plaisir délicieux », raffiné et un peu pervers avec ses libertés harmoniques et ses dissonances aura mis en majesté flûte solo, cor anglais, hautbois, et tout l’orchestre en fait. Vivement un jour l’Enfant et les sortilèges, car les sortilèges sont déjà présents et bien présents.
Avec Albert Roussel, marin au long cours, et musicien naviguant parfois à vue, la musique devient plus âpre et rude. Car elle est fouettée par les embruns.
La suite numéro 2 de Bacchus et Ariane est le cheval de bataille de Roussel et pousse les cuivres dans leurs derniers retranchements. Des moments presque langoureux préparent des danses dionysiaques, des marches martelées de joie terrienne. Ces bacchanales ont un certain pouvoir érotique par leur tension et leur résolution.
Le danger est de jouer trop fort cette musique compacte, danger presque évité, et surtout de ne pas en faire une marche militaire. Sokhiev avec sa précision et son énergie lui confère une puissance tellurique qui manque juste d’un peu plus de folie.
Ce concert aura donc à la fois brisé un tabou, et rendu un hommage émouvant. Sans doute en fait deux hommages en filigrane : Tishchenko et Michel Plasson.
Cette soirée d’été avant l’heure aura été un des grands moments de l’orchestre du Capitole et de son chef.
Gil Pressnitzer