Théâtre National de Toulouse
Aidée par une mise en scène de Theo Franz, le marionnettiste Neville Tranter et ses créatures de chiffons raconte les derniers jours d’Adolf Hitler dans son bunker à Berlin. Son père Alois, enfant adultérin, porta longtemps le nom de sa mère Schicklgruber avant de prendre celui de Hitler. Par cette dépossession même du nom de Hitler, Neville Tranter opère une distanciation quasi brechtienne vis-à-vis du personnage, et permet donc de lui retirer sa dimension effroyable pour le réduire à l’état d’alias, de pantin. Et donc le rire et le grotesque peuvent alors faire irruption dans ce huis clos de l’horreur. Comme pour un exorcisme.
Alors que le film allemand La chute de Oliver Hirschbiegel, avec l’immense Bruno Ganz, contait fidèlement les douze derniers jours de Hitler à partir des témoignages de la dernière secrétaire de Hitler, Traudl Junge, au risque d’humaniser les bourreaux, le spectacle voulu par Tranter prend des libertés avec la stricte vérité et se rapproche plus du Ionesco du Roi se meurt, que de l’histoire véritable. Il se concentre sur le 30 avril 1945 et fait surgir un opéra baroque et obscène où la mort prend ses quartiers.
Pour cela il introduit le personnage baudruche de Goering, supprime celui de Martin Borman, et se concentre autant sur Joseph Goebbels estropié et ses six enfants (Helga, Hilde, Helmut, Holde, Hedda et enfin Heide toujours oubliée), Eva Braun la parvenue en gloire historique, que sur Hitler falot, violent et éructant. Pour ce jour d’anniversaire des 56 ans de Hitler, de ce jour de mariage et de mort, les personnages supplémentaires sont les suivants : l’adjudant, aussi valet de chambre, Heinz Linge joué par le manipulateur, un personnage personnifiant la magie inopérante et la mort, avec aussi Blondie le chien de Hitler, et un oiseau mort.
Et la farce macabre commence, prouvant malgré Adorno que l’on pouvait écrire sur l’horreur et rire de tout, mais pas avec n’importe qui, ajoutait l’ami Desproges. Neville Tranter après bien des hésitations a raconté ce qui est si peu racontable, s’attardant sur cette folie des personnages dominés par le stress. Certains se réfugient dans l’alcool, la cigarette ou les médailles. Tranter fait basculer la vie dans le bunker à une rencontre avec la mort, sorte de monsieur Loyal ratant tous ses tours de magie, mais réussissant à dépasser Hitler dans la tuerie de masse.
« La mort est un maître venu de l’Allemagne » disait Paul Celan, mais Tranter ne nous parle pas du nazisme et de ses meurtres, mais de son apocalypse pitoyable, avec un führer tremblant de peur. Seul personnage réel, en uniforme et seul en scène, Tranter prête sa voix et ses manipulations à des marionnettes aux bouches inquiétantes. Il ne fait pas le ventriloque, mais quand les marionnettes s’animent leur voix sort de leur bouche et non de la sienne. Toutes les manipulations des visages et des mains des marionnettes se font à vue, et le saisissement est grand quand elles prennent soudain vie, se dressant de leur néant chiffonné. L’art de Tranter est immense et toutes ces marionnettes, de grande taille donnant une illusion de personnes, ont été fabriquées par lui-même et. Elles ont des expressions humaines saisissantes, regardent et contredisent parfois leur manipulateur. Elles semblent son prolongement maléfique, lui qui a joué des rôles parlant du mal (Macbeth, Vampyr, Frankenstein, Salomé…). On ne s’étonnera donc pas du climat très expressionniste du spectacle. Tranter a glissé peu à peu du statut de marionnettiste pur à celui également d’acteur, et quel acteur, surtout vocal. En anglais, car Tranter est un Australien vivant aux Pays-Bas, mais émaillé de très nombreux éléments de langage en allemand, il réalise en seize scènes et un prologue, où une marionnette se rebelle ne voulant pas jouer le rôle de Hitler, une plongée en enfer sous l’angle du grotesque. C’est par l’application autoritaire d’une moustache sur la marionnette récalcitrante que sont frappés les trois coups de la pièce.
Il met en place un spectacle d’agonie avec des pantins désarticulés. Seule leur bouche démesurée bouge, les yeux restent hagards, et l’ordonnateur aux mille voix différentes les manie en virtuose, faisant de ces chiffons des caricatures inquiétantes, plongeant profond dans leurs obscurités maléfiques, leurs méandres pervers. Neville Tranter évite toute humanisation de ces monstres, mais par le scalpel de l’humour noir et féroce, il sonde leur horreur et leur médiocrité.
Ces êtres monstrueux restent monstrueux, même en provoquant les rires (scène de la dénégation entre Goebbels et Hitler, désirs de midinette d’Eva Braun, chant de gloire de Goering, mariage avec en fond sonore Tannhäuser de Wagner…). La seule touche humaine est apportée par les six enfants de Goebbels dont Helmut, enfant extralucide, est la seule voix presque innocente, la voix des enfants sacrifiés. Le décor est réduit à quelques panneaux et les marionnettes redeviennent chiffons posés quand elles ne sont pas animées.
Un gâteau d’anniversaire dérisoire trône au bord de la scène, et des mélodies de l’époque, surtout anglo-saxonnes au milieu des bombes, transforment cette cave à rats en cabaret berlinois décadent. Après notamment Sonja, 32 rue Vanderbranden, le Récit de la servante Zerline, le TNT nous offre encore un très haut moment de magie théâtrale, de poésie macabre. Schicklgruber, alias Adolf Hitler est un grand moment de théâtre visuel, sur un sujet presque tabou. Vraiment un grand moment et un grand bonhomme ce Tranter !
Gil Pressnitzer