Mise en scène, Claude Régy.
Extraits du roman « Les Oiseaux » de Tarjei Vesaas
«Parfois à travers la brume c’est une autre qualité de lumière. C’est là, entre ombre et lumière, entre aveuglement et plus grande connaissance, que se situe l’esprit de cette créature ambigüe que Vesaas nomme Mattis dans son livre Les Oiseaux écrit en 1957. Mattis et son mur de brouillard, c’est le centre du spectacle…»
Claude Régy (avril 2010).
Le théâtre Garonne a repris ce spectacle créé cet hiver à Paris à la Ménagerie de Verre.
Claude Régy est un metteur en scène toujours posté aux confins de l’inconscient, à l’écoute des vibrations de l’âme, de la naïveté des origines, des lumières confuses de l’autre côté des frontières de la raison. Il est un éveilleur de conscience. Toute son esthétique théâtrale, depuis plus de soixante ans, est au service de la spiritualité avec des moyens épurés à l’extrême.
Il s’intéresse aux personnages hésitants, au vide apparent de la simplicité et donc il est naturel que l’écriture du norvégien Tarjei Vesaas (1897-1970), l’ait fasciné et qu’il ait voulu en rendre l’indicible, le silence qui affleure entre les mots. Dans ses deux maître-livres, Palais de Glace et les Oiseaux, devenus cultes pour beaucoup d’entre nous, Vesaas essaie de traduire cette simple phrase : À qui parlons-nous lorsque nous nous taisons ?.
Vesaas écrit toujours au-delà des apparences. À nous de cheminer parmi ses allégories, ses obscurs couloirs, ses flambées de nature. Mattis le simple d’esprit, Mattis l’ahuri, Mattis la Houppette, héros des Oiseaux, sait le langage de l’oiseau passé au-dessus de lui, et il comprend les yeux du lac, la méchanceté de l’orage. Lui sait encore s’émerveiller devant deux trembles morts et une passée de bécasses.
«De toute façon, j’entends le murmure du vent, qu’il y ait murmure ou qu’il n’y en ait pas.» dit Mattis.
«Je ne sais pas pourquoi j’existe» avait dit Hege sa sœur, lui pensait sans doute la même chose, mais pourtant lui seul était en harmonie avec la nature. Il ira se livrer à la merci du vent aux eaux du lac.
Le théâtre de Régy est un théâtre des magies obscures, des frémissements, des morts qui reviennent. Et au lieu d’adapter le roman de Vesaas, Claude Régy n’a retenu que quelques extraits du livre, pris presque uniquement dans la deuxième partie soit quelques dizaines de pages sur 266, choix curieux car ce ne sont pas les pages les plus fortes du livre, et pourtant tout l’esprit du livre est rendu en une seule heure.
Claude Régy a cherché à capter cette innocence sacrée par des moyens d’une extraordinaire simplicité : un monologue d’acteur face au public, un grand espace vide pour décor, une pénombre hésitante et des variations subtiles de couleurs à base de rouge, de vert, de bleu. Une brume comme pour la naissance du monde semble sourdre de la scène, un silence souvent prégnant, quelques ponctuations sonores et tout est dit.
Alors que le roman de Vesaas est un regard extérieur, objectif, Claude Régy se place dans la vision et dans la voix de Mattis. Un acteur halluciné, Laurent Cazanave, porte sur lui toute la brume de dieu en lui tout le balbutiement de Mattis. Bras ballants ou mains ouvertes, il arpente l’immensité pour venir se planter face à nous et parler avec les soubresauts sonores de Mattis. C’est déjà un noyé au début qui émerge du néant, et qui égrène les mots, les situations, les brumes des souvenirs. L’acteur déroule un ton monocorde qui se fait de plus en plus distinct, comme la prise de conscience du héros, et puis seulement un double cri « Hege », le nom de la sœur, est toléré par le metteur en scène. La mort est cette fois-ci repoussée.
Théâtre de l’intime, « du balbutiement tremblant », le théâtre de Claude Régy par ses mots couverts, sa science des éclairages diffus, fait retomber la brume de dieu afin de recouvrir fraternellement, tendrement, l’innocent Mattis, et aussi à tous les êtres atteints de la « brûlure du monde ».
Claude Régy ne narre pas, ne décrit pas, il habite les mots, l’espace.
On pourrait être dérangé par une telle mise en scène, si proche du silence et de l’engloutissement, ne pas retrouver cette magie amère que Les Oiseaux a laissée à jamais dans notre mémoire il y a longtemps, ou bien être perdu si on n’a pas lu ce livre. Ce n’est pas forcément tout l’univers du livre qui est ici rendu, ce n’était pas le but. C’est autre chose de plus fort qui plane alors, autre que la poésie volontairement un peu rude de Vesaas. L’essentiel est là dans tous ses frémissements suggérés, et le recentrement sur Mattis rend poignant ce grand moment de théâtre.
Claude Régy a compris en profondeur tous les cognements de l’âme du pauvre Mattis. Prodige de l’innocence ainsi incarnée sur scène, on sort bouleversé, ému, osant à peine parler, car ayant été mis au plus près d’un grand mystère, celui de l’autre côté de la brume, là où sont enfin reconnus les humbles et les simples. Et on se jure de lire ou relire le roman de Vesaas.
Le silence palpable du public montre l’impact de cette mise en immobilité et en magie théâtrale. A 87 ans Régy semble nous donner des avant-goûts d’éternité, en une seule heure limpide et indécise.
Gil Pressnitzer