« D’un jeu pianistique, d’un sens musical et d’un art que tous pensaient éteints à jamais », ainsi va Grigory Sokolov, ce magicien russe né à Saint-Petersbourg. Avec son style, son approche du piano, totalement personnels, uniques, ses doigts d’or qui peuvent faire tout ce qu’on leur demande, le grand maître russe du piano acquiert un statut quasi mythique auprès de ses admirateurs aux quatre coins du monde. On ne va pas simplement à un énième récital de piano, on va écouter Sokolov sur le Steinway qu’il a minutieusement réglé et apprivoisé pendant des heures avant le concert.
La maxime, « il y a Sokolov et il y a les pianistes » se vérifie à chaque fois. Que le programme soit déterminé ou non, peu importe. Dés les premières notes, son allure de géant peut laisser place à une « gracieuse » musicalité. Fantaisie de Bach, Sonate de Beethoven ou de Schubert, Nocturne de Chopin, de William Byrd à Arnold Schoenberg, il en est ainsi, tout semblera totalement nouveau, inédit, si personnel et respectueux à la fois. Artiste inclassable et musicien charismatique, il a longtemps boudé les studios au profit des “performances-concerts“.
Une raison supplémentaire pour assister à ce concert au cours duquel il interprète en première partie :
– Jean-Sébastien Bach Concerto italien en fa majeur
– Jean-Sébastien Bach Ouverture à la française en si mineur
Le choix de ces deux œuvres n’est pas dû au hasard. Elles forment la deuxième partie de la Klavierübung. Elles s’adressent au départ au clavecin à deux claviers. Comme la page de titre le proclame : si l’Ouverture en si mineur représente la französische Art, ce fameux Concerto veut exalter quant à lui l’italiänisch Gusto. Clarté, simplicité toutes modernes du Concerto, garantes d’un attrait immédiat, s’opposent à l’écriture savante à l’ancienne, de l’Ouverture. Les pages dynamiques et toniques de son presto conclusif, d’une gaieté même un peu tonitruante, ont un effet assuré sur l’auditeur.
Pour sa part, l’Ouverture est souvent appelée la « septième partita ». Elle demeure la plus méconnue des grandes suites de Bach. Sa longueur l’éloigne souvent des salles de concert. Ce n’est plus le cas avec ce récital, et l’on pourra déguster le premier mouvement – qui a donné le titre à la composition – suivi de neuf danses, pas moins, et d’une pièce surnuméraire, intitulée Echo. C’est un finale inattendu de cette suite, bruyant, remuant, un brin racoleur ? non, plutôt enthousiasmant.
La deuxième partie est consacrée à Robert Schumann avec :
– Humoresque
– Scherzo, Gigue, Romance et Fughette
En 1839, il écrit à sa femme Clara : « j’ai composé l’Humoresque en riant et pleurant, tout à la fois ». De ce fait, et trahissant un malaise indéfinissable, elle est qualifiée de la plus instable de ses œuvres, celle où la mobilité d’humeur est la plus débridée, et le parcours le plus long : une fantaisie d’une quarantaine de pages, apparemment discontinues, redoutée des auditeurs autant que des pianistes ! Schumann s’est, dés l’édition, inquiété de la difficulté à traduire en français le mot d’Humoreske, heureuse combinaison entre une sérénité teintée de sentiment et un spirituel, plein d’esprit.
Encore un choix non laissé au hasard avec cette suite romantico-baroque de quatre pièces composées en 1838-39, après la précédente, mais toujours avec les mêmes coloris. Les dieux de sa jeune maturité sont là, à savoir, Bach et E.T.A. Hoffmann. Or, en ces années, s’accumulent beaucoup de souffrances. Schumann, n’écrit-il pas en 1838 : « Je ne demande qu’à mourir artiste, et je ne reconnais au-dessus de moi que mon art » ? Et si dans la Romance, l’identification à l’objet aimé n’a jamais été plus totale, la Fughette n’est plus qu’une blême hallucination “hoffmannienne“. C’est l’été 1839. Le musicien est exténué.
Michel Grialou
Grands Interprètes – Halle aux Grains – mardi 29 mars 20h