Heimat : Chronique d’un rêve et l’Exode à l’ABC
Durée : 1 h 47 et 2 h 08
Réalisé par : Edgar Reitz
Avec : Jan Dieter Schneider (Jakob), Antonia Bill (Jettchen), Maximilian Scheidt (Gustav), Marita Breuer (Magarethe), Mélanie Foucher (Lena), Rüdiger Kriezse (Johann Simon), …
«Nous avons besoin de nous retrouver nous-mêmes, à travers la mémoire. En faisant l’expérience de l’humanité et de la beauté, nous retrouvons des sentiments profonds, une vision du monde. Ce n’est pas le cas avec la plupart des films commerciaux. Mais pour moi, le cinéma est une école du regard. Les choses, les gens dont je connais l’histoire émettent une lumière. C’est cela, la beauté.» Edgar Reitz.
C’est par cette fresque historique en deux volets, Chronique d’un rêve et L’Exode, que le metteur en scène allemand, âgé de 81 ans, nous donne à voir la beauté tragique de la destinée humaine. Il faut absolument voir les deux films dans l’ordre, car les deux films n’en font qu’un. Et il est impossible d‘entrer dans cette histoire sans en suivre la chronologie.
Et ce chef-d’œuvre est absolument unique par son humanité, sa splendeur d’images, et aura marqué par son lyrisme et son souffle épique le cinéma actuel. Cette saga paysanne du XIXe siècle est à la fois une épopée bouleversante d’une communauté d’un petit village de Rhénanie, identique à celui où est né le réalisateur, et une exploration tendre des émotions intimes des personnages.
La beauté fulgurante des images doit beaucoup certes au chef opérateur, Gernot Roll, celui également de Welcome in Vienna, mais aussi à l’usage du noir et blanc d’ailleurs magnifique, du cinémascope, du grand-angle, des gros plans et des touches poétiques de taches de couleurs qui viennent amplifier quelques moments d’émotions : un bijou, le vert des herbes et du sapin, le bleu des fleurs, les rouges les cerises, l’ocre la pièce de louis d’or…
Il s’agit bien d’une école du regard, et nous ne pouvons plus oublier la caravane des chariots sur les collines, les regards hallucinés des personnages, le transport de la mère près de l’arbre pour respirer ou dans le champ de lin, le vent dans les herbes, le moulin à eau et le vieux fou, la récolte de pommes de terre, la machine à vapeur, la comète dans le ciel, la pluie lourde, la neige partout, l’enterrement collectif des enfants, le combat entre l’espérance et la dure glaise du réel.
Edgar Reitz donne à sa précédente trilogie télévisée, Heimat, qui elle se déroulait de 1920 à presque jusqu’à nos jours en plus de cinquante-cinq heures, ses racines amères faites de misère et d’émigration vers l’utopie du Brésil. On ne cherche plus à comprendre le passé tragique de l’histoire de l’Allemagne qui la conduit au nazisme, mais maintenant que ce passé est oublié, occulté, il faut restituer, retrouver, et surtout conserver la mémoire de ce qui fut jadis.
On reprend la vie de la famille Simon, dans le petit village rhénan de Schabbach, mais de 1842 à 1844, alors que grondent la famine et la maladie, passent en longues cohortes de chariots les paysans déterminés à tenter l’aventure vers l’Amérique du Sud. C’est en fait un épilogue à la précédente trilogie qui ne pouvant se conclure, remonte dans sa généalogie.
Le titre allemand du diptyque est « Die andere Heimat, Chronik einer Sehnsucht. », que l’on pourrait traduire par l’autre terre natale, chronique d’une ardente nostalgie, d’un désir profond.
Pour embrasser toute cette vie misérable des pauvres gens, Edgar Reitz ne met pas en scène les événements historiques, qui sont à peine soulignés comme le souvenir de la période de l’occupation napoléonienne, l’esprit des Lumières, les hobereaux rhénans, mais de peindre la réalité familière au plus près, en retrouvant l’essence des gens, leurs émotions ; leurs souffrances.
« On apprend beaucoup des gens en retrouvant leurs gestes, ou le poids des choses. » Et Edgar Reitz, méthodiquement a reconstruit un village avec les matières, les objets, et les costumes de l’époque. Dans cet univers reconstitué de bois, d’ardoise, de boue, de glaise, de cercueils souvent, de fardeaux toujours, la plupart des vrais habitants du village ont participé au film, comme figurants. Ils ont joué devant le pas de leur porte et ils devaient garder les costumes du film comme vêtements et connaître son histoire. Avoir aussi faim comme les personnages.
Et le désir impérieux d’une autre vie, ailleurs vers le Nouveau Monde, est le thème de ce film, qui décrit cette émigration massive vers le Brésil. On y parle un dialecte propre, et chaque détail de l’humble vie quotidienne, depuis le travail aux champs, aux repas, au temple, au cimetière, est extraordinairement présent.
Mais ce n’est pas un travail de reconstitution, juste un cadre pour faire jouer juste et restituer l’humanité débordante dont ils sont pétris.
Nous suivons dans les deux épisodes la destinée de Jakob, épris de liberté et de fascination pour le savoir et les langues des Indiens d’Amazonie, qui va tout tenter pour partir et sera contraint à demeurer dans son village pris par les contraintes sociales et familiales.
Heimat, terre natale et patrie tout à la fois, est simplement son histoire.
On suit une famille protestante : le forgeron Simon, sa femme Margarethe, ses deux fils, Jakob et Gustav, sa fille, Lena, mariée à un catholique, un oncle un peu fou, une grand-mère… Et deux sœurs Jettchen et Florinchen qui sont des fleurs au milieu de ce rude paysage.
Jakob Simon lui passe son temps dans les livres, apprenant plusieurs langues, au grand dam de son père, forgeron, paysan et analphabète. Il veut « s’envoler », émigrer, vivre libre. « Aller où le soleil va, quand la nuit arrive ici ». Il ne le pourra pas, malgré ses combats, face à toutes les occasions ratées.
Jakob est interprété par un comédien amateur, un étudiant en médecine, Jan Dieter Schneider, totalement bouleversant dans son désir de voler comme les oiseaux, de partir, de vivre autrement. C’est une interprétation hallucinée, incarnée, entre innocence, caractère rêveur, et volonté folle d’aventures et de rêves d’ailleurs. Il se dit adieu, mais il ne s’en va pas. « Prends garde à tes rêves » lui disait d’ailleurs sa grand-mère. Du haut de son rocher, il regarde passer la vie, sans pouvoir s’envoler.
Ainsi va ce film superbe, d’une beauté confondante, d’un poids émotionnel bouleversant, âpre et tendre tout à la fois, contemplatif et universel.
Certes on peut trouver quelques ressemblances avec le Bergman du Septième sceau, dans le cheminement des êtres sur les collines, à Dovjenko de la Terre, à Poudovkine de la Mère, dans cette célébration rousseauiste de la nature, mais Edgar Reitz fait une œuvre unique, originale qui est un hymne à la liberté, au savoir, un hymne à la lecture, une célébration puissamment lyrique autant de l’homme que du paysage, sans masquer les drames et les discordes de ce temps obscur. Le film se termine par la lecture d’une lettre, venue du Brésil, et tout est dit du drame de Jakob, dépouillé de son rêve et de celle qu’il aime.
C’est un film de lumière donnant à voir tout à la fois les grands espaces et l’intimité des âmes, un film parlant autant d’une tragique histoire d’amour, que d’une chronique des voyages impossibles.
Heimat, d’Edgar Reitz, est une folle entreprise, source d’intense beauté plastique, et d’émotions, de poésie, d’humanité, qui marquera l’histoire du cinéma.
La nature vibre dans ce film, et les hommes sont nos proches, sortis vivants de leur monde disparu.
Cette folle utopie de faire ce film, devient la folle utopie de se libérer des contraintes sociales, de vouloir changer le monde, de vouloir une autre vie.
Heimat d’Edgar Reitz et un film de lumière.
Gil Pressnitzer