D’emblée Michel Fau (mise en scène) et David Belugou (décors et costumes) précipitent le spectateur dans l’abyme de l’abyme des dessous : le maître de musique achève le bandage de la poitrine de l’interprète du Compositeur et l’aide à revêtir le travesti. Vrais personnages, faux artistes ? Tous les personnages en quête d’artistes deviendront eux-mêmes, bien sages sur leur chaise, spectateurs des frémissements du compositeur ému par l’Italienne. Vertiges…
Sur scène au-dessus des dessous, le majordome (Florian Carove) incrusté dans la devise Qui s’y frotte s’y pique (« y » : le mécène, la scène, l’opéra, les artistes… ?), formidable précieux ridicule et excessif, transmet ordres et revirements. Et c’est un festival de perruques gigantesques, de maquillages (Pascale Fau) exubérants, de mouches prétentieuses qui s’offusquent et prennent des poses baroques.
Gueule des Enfers ou gueule d’amour. Avec arbres et gardiens coléoptères. Pour l’Opéra, c’est un décor de tragédie lyrique, paysage morne et effrayant, mais qui malicieusement va s’encanailler avec pastilles lumineuses et guirlandes clignotantes alors que Zerbinetta égrène ses mille e tre amants consignés dans son leporello. Les nymphes, chœur antique au proscenium, passent et repassent, dévidant le fil d’Ariane, forcément rouge. Bacchus fait irruption en char à panthères d’or, machine en toc pour dieu antique. Et ce n’est pas la barque de Charon qui accompagne le duo final, mais un vaisseau, fantôme peut-être. On se demande cependant pourquoi un Hermès – fort beau et bien musclé – vient s’occuper des tailles des filles plutôt que de leurs âmes.
Le plateau dégage une véritable cohérence et une complicité évidente – confirmée par Anaïk Morel sur les ondes de Radio Classique le 5 mars. La troupe se crêpe le (gros) chignon avec virtuosité dans le Prologue, où l’on repère les très beaux maître de musique de Werner Van Mechelen et maître à danser de Manuel Nuñez Camelino. La ménagerie des bouffons (Scaramouche : Pierre-Emmanuel Roubet, Truffaldino : Yuri Kissin, Brighella : Antonio Figueroa) montre une belle homogénéité, et l’Arlequin coloré de Philippe-Nicolas Martin fait mouche. Leurs reflets sérieux, les nymphes Naïade (Caroline Jestaedt), Dryade (Sarah Laulan ) et Echo (Carolina Ullrich), filles du Rhin ou trois dames du fil, ne sont pas en reste.
Anaïk Morel se glisse aisément dans la veste de velours rouge et la perruque du Compositeur, passant avec subtilité du désespoir professionnel à l’espoir amoureux. Elizabeth Sutphen négocie avec brio les vocalises et le piquant de Zerbinetta, et on ne peut lui en vouloir de ne pas avoir la puissance de son double tragique. Catherine Hunold, qui fait ses début en Ariane, est fascinante : aigus puissants, graves profonds, irrésistible présence comico-tragique. Quant à Issachah Savage, il domine avec apparente facilité et plaisir manifeste l’impossible partition. Sous la direction extrêmement attentive d’Evan Rogister, chaque soliste de la petite formation de l’Orchestre flatte l’oreille de couleurs et nuances.
« Il faut ici qu’un mirage dans l’éclairage (obscurité partout, lumière magique venant d’en haut) transforme la scène miniature en une grande scène onirique – peut-être faire disparaître complètement les décors » [1]. Le décor en effet laisse place à un trompe-l’œil d’arches vacillant aux lumières. Nouveau vertige, est-ce la mort, est-ce l’amour ? Les nymphes reviennent avec leur fil rouge tout emmêlé. Illusion bien sûr ! Le compositeur enlève sa perruque : tout était vraiment faux.
[1] H. von Hoffmannsthal, 30 janvier 1912. Cité par B. Banoun – Le poète et le compositeur. In Ariane à Naxos, L’Avant-Scène Opéra n°282, sept-oct 2014
Capitole, 3 mars 2019
Une chronique de Una Furtiva Lagrima.