Réflexions futiles, choses vues et souvenirs inspirés par la ville et ceux que l’on y croise.
Vendredi 21 décembre, Sérotonine, le roman de Michel Houellebecq à paraître le 4 janvier, arrive au courrier. Noël avant Noël. Il sera lu en moins de vingt-quatre heures. L’un des rares privilèges du métier de journaliste : pouvoir découvrir des livres que l’on a envie de lire avec un peu d’avance. Je me souviens avoir commencé la lecture de Plateforme un jour de juin 2001 à la terrasse du Wallace une fin d’après-midi. Indifférent au passage et à l’agitation de la place Saint-Georges, je me plongeai dans le roman que je terminerais le soir chez moi. J’appelai aussitôt mon ami Philippe, grand fan de l’écrivain, pour lui faire part de mon bonheur de lecture et lui citer des extraits. On se bidonna. Depuis Les Particules élémentaires, je n’ai pas oublié les circonstances de mes lectures des livres de Houellebecq. C’est comme si nous étions les contemporains de Céline ou de Flaubert, disait Philippe. Nous pouvions suivre, en temps réel, l’évolution de son œuvre.
C’est dans un café de la rue Racine que je rencontrai pour la première fois Michel Houellebecq, à l’été 1998, avant la sortie des Particules. Je fis une autre interview de lui en octobre, à Toulouse, lors de sa tournée promotionnelle passant par Ombres Blanches. Une interview bien plus baroque se déroula après son concert au Café Rex, toujours à Toulouse, le 29 mai 2000. Bertrand Burgalat, qui avait produit l’album de l’écrivain, Présence humaine, et qui l’accompagnait durant les concerts, venait d’abandonner la tournée. Après le concert d’environ une heure, au gré d’une sono saturée, une « conférence de presse » fut organisée dans une minuscule pièce (qui avait dû être une cuisine ou une salle de bains, comme en attestait la présence incongrue d’un lavabo). Malgré l’heure tardive, il était déjà minuit, sept ou huit journalistes se pressaient dans la pièce. De ces journalistes, plutôt jeunes, je n’en connaissais aucun. Certains disaient animer une émission sur des radios privés, d’autres tenaient des blogs. Une ambiance curieuse, électrique, se dégageait de la petite pièce où nous étions entassés. L’écrivain fumait des cigarettes, ouvrait des bières avec un briquet et répondait à des questions aussi inattendues que déroutantes, par exemple sur la campagne des élections municipales à Paris. Le ton se faisait parfois plus agressif, presque inquisitorial. Comment osait-il faire rimer dans l’une de ses chansons « panini-saumon » avec « bon » ? N’avait-il pas le sentiment du fait de sa notoriété de prendre la place, dans le domaine de la poésie et de la chanson, de jeunes artistes anonymes mais plus talentueux que lui ? Un autre lui demanda conseil à propos de son couple…
J’interviewai l’écrivain une autre fois en octobre 2001, dans son appartement parisien de la rue de la Convention. Auparavant, la parution fin août d’un entretien dans le magazine Lire où il qualifiait l’islam de « religion la plus con » avait fait un sacré foin. Scandale, procès à venir intenté par Dalil Boubakeur (recteur de la mosquée de Paris), menaces de mort… Houellebecq s’était installé depuis quelque temps en Irlande. C’est là-bas, en l’occurrence chez Michel Déon qui vivait dans ce pays depuis bien longtemps et qui avait accueilli pendant quelques jours l’auteur d’Extension du domaine de la lutte que ce dernier assista à la télévision au 11 septembre. L’académicien lui dit alors en substance : « Maintenant, vous êtes sauvé. » Sur le fond, ce n’était pas faux, mais des soucis persistaient. Parmi les plus bénins : sa maison d’édition avait ordonné à Houellebecq de ne plus accorder une seule interview afin de ne pas alimenter la polémique, mais il n’avait pas envie de se soumettre à cette injonction. Enfin, pas tout à fait. C’est ce qu’il m’expliqua au téléphone en me proposant un entretien exclusif. Du fait des entretiens réalisés précédemment et des articles que je lui avais consacrés, Houellebecq avait confiance. L’audience modeste du journal dans lequel je travaillais, L’Opinion indépendante, garantissait une certaine confidentialité à ses propos (les réseaux sociaux n’existaient pas), tout en lui permettant de signifier à son éditeur le refus de se plier à une quelconque autocensure. Évidemment, j’acceptais. C’était une proposition que l’on ne pouvait pas refuser.
J’arrivais donc chez lui un après-midi muni de mon dictaphone. Nous échangeâmes un peu, il me dit du bien du dernier roman de Philippe Vilain, me parla d’un livre que j’avais consacré à la marchandisation du football puis nous commençâmes l’entretien. Son chien, Clément, un Welsh Corgi Pembroke qui ressemblait à un renard, était agité. Il jappait, aboyait, mordillait mes lacets. Son maître chuchotait d’une voix lasse des « Clément… » ou des « Clément… Ça suffit… » nullement persuasifs. Le fait de lancer une petite balle que le chien ramenait aussitôt avait des effets de diversion légèrement plus efficaces. Entre ces interruptions et les longs silences que dispensait Houellebecq entre des phrases, parfois même entre des mots, je me dis que la retranscription de cet entretien n’accoucherait que d’une conversation décousue. Je sortis de là légèrement inquiet et déçu, mais finalement la retranscription, certes laborieuse, révéla des propos d’une grande cohérence. Si j’avais été distrait par l’agitation de Clément et désarçonné par la léthargie apparente de son maître, ce dernier n’avait jamais perdu le fil de sa pensée ni de son discours. L’avocat du journal lut l’interview, conseilla de légères coupes afin d’échapper à d’éventuelles poursuites judiciaires. De son côté, Houellebecq n’avait demandé aucune relecture de l’entretien fut publié la semaine suivante sur deux pleines pages. Les curieux peuvent le lire dans Interventions II, recueil de textes et d’entretiens de Michel Houellebecq paru en 2009.
Un jour de février 2002, autour de midi, alors que je marchais rue Raymond IV, Houellebecq m’appela sur mon portable. Il était en Espagne, sa locution était pâteuse et j’entendais des bruits de glaçons dans un verre. Un magazine branché lui avait commandé un article sur Jean-Pierre Chevènement, alors candidat à l’élection présidentielle. Mais le journal avait finalement refusé le texte favorable à l’ancien ministre. Houellebecq l’avait alors proposé à d’autres journaux parisiens qui eux aussi l’avaient refusé. Il me demanda si L’Opinion indépendante pouvait être intéressée par sa publication. Je le remerciai pour cette proposition et cette marque de confiance, mais au regard de notre faible audience d’hebdomadaire toulousain, je lui dis trouver dommage que le texte n’ait pas un écho plus retentissant. Je suggérai un grand quotidien où les pages débats et opinions, très ouvertes, étaient tenues par un journaliste pas insensible a priori aux thèses de Chevènement. J’appris un peu plus tard que celui-ci avait à son tour décliné l’offre. Jean-Pierre Chevènement, candidat des « républicains des deux rives », voulait faire « turbuler » le système. À l’automne 2001, les médias s’étaient intéressés à la candidature de celui que l’on présentait comme le « troisième homme » capable de troubler le duel annoncé entre Chirac et Jospin. En novembre, des sondages lui donnaient 13 à 14 % des intentions de vote, deux mois à peine après sa déclaration de candidature. En décembre, des sondages officieux, émanant des RG, annonçaient 16 ou 17 %. Début 2002, le « système » s’affola. Les médias braquèrent alors leurs projecteurs vers François Bayrou et Arlette Laguiller. Le système reprit le contrôle. Michel Houellebecq publia son texte de soutien à Chevènement sur son site Internet. La campagne de Chevènement s’enlisa. On se souvient de la suite.
La dernière fois que j’ai vu Michel Houellebecq, c’était lors des obsèques de Bernard Maris à l’église de Montgiscard, non loin de Toulouse, en janvier 2015. Bernard, l’un de ses vifs admirateurs, lui avait consacré quelques mois plus tôt un ouvrage : Houellebecq économiste. Ils s’étaient vus quelques fois et avaient sympathisé.
Retour à Montgiscard le dimanche 20 janvier dernier pour le salon du livre. Outre Greg Lamazères et Philippe Ségur, j’y retrouve Michel Bernard. Les organisateurs du salon nous avaient proposé à tous deux un débat sans savoir que nous nous connaissions et que Bernard Maris avait été un ami commun auquel nous rendîmes hommage à travers l’ouvrage collectif Pour saluer Bernard Maris paru en janvier 2016 à l’initiative de Sébastien Lapaque. Quelques mois auparavant, en juin 2015, dans le cadre du Marathon des mots, nous évoquâmes en compagnie de Michel et de Sébastien la mémoire ainsi que l’œuvre de Bernard dans une salle du Sénéchal pleine à craquer. Que nous nous retrouvions, Michel et moi, en janvier 2019, précisément à Montgiscard, et que nous évoquions à nouveau Bernard Maris au fil de notre débat pourrait sembler un heureux hasard. Mais le hasard, « ce Dieu des imbéciles » selon Bernanos, n’existe pas.
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