Compte-rendu, spectacle. Toulouse, le 13 décembre 2016. Espaece d’après Espèces d’espaces de George Perec. Conception, scénographie et mise en scène : Aurélien Bory ; Avec Claire Lefilliâtre ; Olivier Martin-Salvan ; Chants : extraits du Winterreise de Frantz Schubert et Kaddish de Maurice Ravel.
Aurélien Bory avait magnifiquement mis en scène le Château de Barbe Bleu et le Prisonnier pour l’ouverture de la saison 2015 -2016 du Capitole. Nous en avions rendu compte dans ces colonnes (Dallapicola : Le Prisonnier / Bartok : Le château de Barbe-Bleue, octobre 2015).
Espeace fait suite à cette première production d‘opéra, en faisant radicalement rupture avec le travail antérieur d’Aurélien Bory. Je vais même jusqu’à penser que ce qui a précédé pourrait être la préparation de ce chef d’œuvre.Le même rapport à l’Espace rapproche la mise en scène des deux opéras et ce spectacle. Les voix d’opéra aussi. Je propose de nommer ce chef d’œuvre comme d’une hybridation parfaitement réussie entre tous les arts de la scène : théâtre, chant, cirque, athlètes volants, danse, contorsionnistes.
Tout Perec : beau, intelligent, émouvant
Ce spectacle avait été montré sous forme de trois brouillons et une pré-représentation à Toulouse durant l’année 2016. Il a ensuite été crée au festival d’Avignon cet été. Depuis il tourne dans toute la France et fait une halte de 5 jours à Toulouse. L’univers artistique de Georges Perec est intellectuellement brillant, pléthorique, protéiforme voire en forme de palimpseste. Loin de chercher dans ses mots si saillants le noyau de son œuvre, Aurélien Bory a réussi l’impossible, l’impensable, l’irreprésentable. Il est arrivé à penser l’univers affectif et mental de Perec sans textes dits … Et c’est ainsi qu’en étant fidèle à l’esprit et en se passant de la lettre que nous avons sous les yeux, en nos oreilles et notre cœur, la douleur qui permettra à Georges Perec de devenir cet écrivain si singulier et si incontournable. Il s’agit d’un travail de deuil à la fois impossible et réussi : la recherche d’une trace, d’une preuve, de la disparition de sa mère. Seul un certificat de décès lui sera donné à ses 20 ans pour lui « prouver », du moins symboliquement, la mort de sa « vraie » mère en camps de concentration. La date retenue étant celle de son enlèvement. C’est ainsi qu’au centre du spectacle se trouve cette scène hallucinante en « Kabuki » germanique d‘Olivier Martin-Salvan. Il est Georges Perec enfant, avec sa mère au moment où elle le met dans le train pour son départ en zone libre. Elle sauva la vie de son fils mais n’eut pas le temps de le rejoindre. En acteur sublime, Olivier Martin-Salvan est à la fois tragique, bouleversant et irrésistiblement drôle. Selon les soirs, le public rit ou reste muet de douleur.
Mais avant tout cela, avant ce cœur de vie et d’œuvre de Perec, nous aurons dégusté la beauté et la douceur de cintres permettant à trois gymnastes de nous faire croire que la vie est un long fleuve tranquille en deux dimensions et sans conflits. C’est la venue du mur de scène vers l’avant, dans un bruit assourdissant, tout un jeu d’écrasement, de résistance, d’escalade, de pliure du mur qui fait comprendre que la vie est pleine de chocs et de dangers, en trois dimensions. Représentant un L, puis un S et enfin un W, le mur de la réalité sur laquelle chacun se cogne prend les lettres, signifiants maitres pour Perec : le S de SS et surtout le W de Auschwitz… c’est dans l’entrejambe de ce W, représentant l’enfer du camp de la mort, que Guilhem Benoit, en une escalade folle d’angoisse et terriblement expressive, puis une chute abandonnique de la hauteur des cintres, au bruit terrible, nous prend aux tripes par ce sentiment de mort imparable, imminente.
Le pauvre Perec (Olivier Martin-Salvan) finira seul à chercher cette trace de l’impossible. A force de triturer sa cervelle, le phosphore en jaillira qui permettra en une image d’une beauté fulgurante de voir cette mère noyée au milieu des eaux éternelles et des autres hommes indifférents. Le pas vers la page blanche fait le lien avec l’écriture du début. Et les premiers mots : J’écris … ; J’écris : j’écris… ; J’écris que j’écris…
Dans cette construction, la musique a un rôle consolateur presque douloureux que n’aurait pas renié Pascal Quignard. Le bruit très présent, les murs en particulier, rendra la musique plus belle encore par le silence qui la borde. La voix de Claire Lefilliâtre a capella est source d’une beauté immanente avec son allure de mère éternellement jeune et belle, d’une tristesse insondable. Le Leirmann (le joueur de viole) est le dernier lied du Voyage d’Hiver. Cela permet de remonter le temps, et d’autres lieder du Voyage d’Hiver parleront de pas dans la neige, de chemin désiré et introuvable, de repos espéré… Autant d’essai d’idéalisation de cette mère capturée par l’histoire. Le personnage incarné scéniquement par Claire Lefilliâtre est cette femme affolée, désespérée, révoltée ou résignée, ballotée, perdue. Baladée dans le chaos organisé de l’Allemagne nazi et de la France collabo qui tourne en rond pour mieux tuer. Les images sont fortes, dans leur puissante intégration du réel, de l’imaginaire et du symbolique permettant à chacun, afin d’échapper au réel si destructeur d’imaginer et de croire à un sens de ce qu’il voit.
A la toute fin du spectacle, lorsque dans le phosphore de l’intense activité intellectuelle de Perec, se créent les lettres de son texte : dire, écrire, réécrire, cri, Olivier Martin-Salvan entonne de sa voix claire de ténor, toujours a capella, le Kaddisch de Maurice Ravel. Une fois le silence venu, enfin, c’est la voix de Claire Lefilliâtre qui nous bouleverse avec cette même mélodie qui symbolise l’écriture, dans sa dimension sacrée comme ludique. Ecrire c’est la salvation que Perec a utilisé pour lutter contre la douleur et la folie. L’écran de projection s’efface, disparaît en page blanche, qui permet l’écriture. Nous assistons à la naissance d’un écrivain : Georges Perec.
Dont la phrase la plus importante avait été « faite » par des livres sur un mur en début de spectacle : Vivre c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner.
Le génie créateur d’Aurélien Bory est immense. Il nous a permis de vivre cette création de l’écrivain Perec dans la plus extrême douleur, avec les seuls moyens de l’espace du théâtre sans texte mais avec la musique. L’expérience est inoubliable.
Chronique rédigée pour Classiquenews.com par Hubert Stoecklin
Compte-rendu, spectacle. Toulouse, Théâtre National de Toulouse, le 13 décembre 2016. Espaece d’après Espèces d’espaces de George Perec. Conception, scénographie et mise en scène : Aurélien Bory ; Avec Claire Lefilliâtre ; Olivier Martin-Salvan ; Guilhem Benoit ; Mathieu Desseigne Ravel ; Katel Le Bren/Lise Pauton ; Collaboration artistique : Taïcyr Fadel ; Création lumière : Arno Veyrat ; Composition Musicale : Joan Cambon ; Décor : Pierre Dequivre ; Automatismes : Coline Féral ; Costumes : Sylvie Marcucci et Manuela Agnesini ; Chants : Winterreise de Frantz Schubert (1797-1828) et Kaddish de Maurice Ravel (1875-1937).