Avis de « Temps forts » pour Alain Chamfort avec un livre d’entretiens qui revient sur 60 ans de carrière et un florilège en 3 CD réunissant 49 de ses chansons. De quoi s’armer de patience d’ici sa venue à Altigone Saint-Orens le 27 mars 2026.
Alain Chamfort a l’élégance des grands et pas seulement sur le plan vestimentaire. Quand il donne rendez-vous pour une interview, ce n’est pas pour l’expédier en moins de deux, pensant déjà à la suite. Le chanteur, né Le Govic il y a 76 ans, prend tout son temps pour répondre, de manière directe – mémoire intacte, trait d’humour toujours en embuscade. Alain Chamfort a, il est vrai, beaucoup de choses à raconter, sur sa vie et son répertoire – sur son actualité aussi. Les fans de la première heure – et ceux qui ont pris le relais dans les années 1980 – dévoreront le livre « Temps forts », qui réunit des entretiens réalisés par Maud Berthomier, évoquant les origines familiales, les belles rencontres d’une riche carrière, les succès et les échecs ; le tout richement illustré de photographies souvent inédites. Plaisir à prolonger avec une compilation finement élaborée en 3 CD. Le premier compte 19 hits (les jeunes emploient-ils encore ce mot ?) dont « Manureva », « Géant », « Bambou », « Le temps qui court », « Baby Lou », etc. Le 2e est estampillé « La sélection d’Alain », à savoir 18 titres moins connus, de « La danse c’est naturel » en 1976, à « En regardant la mer » en 2018. Le 3e CD est constitué d’inédits (dont les très récents « Amoureux », qui figurait sur le dernier album d’Eddy Mitchell, et « Sur des images heureuses »), remixes et duos (avec Vanessa Paradis, Juliette Armanet et Vincent Delerm). Riche menu ayant de quoi rassasier les appétits les plus féroces.

Alain Chamfort. Photo Philippe Lebruman
Dans le livre d’entretiens qui vient de sortir, on découvre que vous avez commencé le piano vers 3 ans grâce à une marraine qui enseignait cet instrument. Comment avez-vous vécu cet apprentissage ?
Quand vous débutez la musique, il y a souvent des moments de contrainte, beaucoup de choses rébarbatives : les gammes, les exercices de dextérité… Un tel travail est fastidieux et pas vraiment agréable à entendre. Le piano a commencé à me plaire quand j’ai pu jouer des petits airs, de Mozart et d’autres grands compositeurs. A ce moment-là, les sensations sont agréables. Plus on maîtrise son instrument, plus on s’y attache.
Vous souvenez-vous d’une œuvre vous ayant marqué à cette époque-là ?
« La valse du petit chien », de Chopin. Les procédés harmoniques transmettent toute la sensibilité du compositeur. C’est d’une très grande finesse, d’une absolue délicatesse.
A l’adolescence, votre horizon musical s’ouvre avec la découverte de Ray Charles…
Je devais avoir 12 ou 13 ans. Je me trouvais dans une surprise-partie lors des sports d’hiver. J’ai entendu « What’d I say » et cela m’a ouvert une perspective rythmique incroyable. Je m’éveillais alors à la sensualité. J’étais tombé amoureux d’une jeune fille du même âge que moi. Je l’ai su plus tard : la chanson de Ray Charles a été enregistrée dans les conditions du live, ce qu’on ressent fortement, comme si on se trouvait dans une boîte de nuit. J’imaginais être dans ce lieu, saisi par une pulsion musicale. La fille était à côté de moi. L’ensemble formait un cocktail explosif. Le moment a été très marquant pour moi : je découvrais une autre musique que le classique.

Des folles années Dutronc…jusqu’aux récentes retrouvailles. Double page extraite du livre « Temps forts »
C’est ainsi que vous vous êtes passionné pour certaines productions américaines…
J’ai toujours été réceptif à la musique noire américaine. J’ai un rapport très puissant avec ces artistes-là. Leur musique est viscérale, très sexualisée. Pour un garçon comme moi qui était un peu romantique et timide, c’est un contraste qui m’attirait beaucoup.
Le timide que vous étiez a pourtant participé à plusieurs groupes rock dès l’adolescence…
Les groupes, ça aide. Sur scène, on est certes exposé mais aussi protégé par les autres. Et puis je jouais des claviers : j’étais assis, dans une position plus confortable que mes copains. J’appréciais de ne pas être en première ligne tout en constatant que les gens me regardaient, surtout les filles, chez qui je décelais parfois une certaine admiration.
« Grâce à la musique, je n’avais pas l’obligation de draguer. Je pouvais en tirer beaucoup d’avantages auprès des filles »
Jouer d’un instrument participait donc de votre envie de séduire ?
J’y reviens : j’étais vraiment timide. Or, jouer de la musique facilitait la rencontre avec l’autre. Je n’avais pas l’obligation de draguer, de fournir un gros effort, de prendre sur moi : l’envie venait de l’autre côté. J’ai vite senti que je pouvais en tirer beaucoup d’avantages auprès des filles !
Vous n’en étiez pas encore à vouloir devenir chanteur…
C’est arrivé un peu par hasard, en 1968. Coincé à Paris durant les manifs, j’ai été hébergé par Dick Rivers. Il m’a poussé à tenter ma chance, à enregistrer quelques 45 tours sous mon nom, Alain Legovic (en un seul mot, NDLR). J’ai vite compris mes limites. Je n’étais pas une personne qui s’impose, qui fait face à toutes les situations. Chanter n’était pas dans ma nature. D’ailleurs, ces disques n’ont pas du tout marché.

Pas moins de 9 tubes durant la période Cloclo. Photo Disques Flèche
Et pourtant, vous avez retenté votre chance grâce à Claude François…
Il avait monté sa maison de disques, Flèche. Il voulait démontrer aux gens du métier que, fort de son expérience, il était capable de produire d’autres artistes. J’ai d’abord travaillé pour lui comme compositeur. Et puis, il m’a donc proposé de chanter, affirmant qu’il ferait tout son possible pour que j’aie du succès. C’était très excitant. J’avais été témoin de sa vie de star avec les groupies qui hurlent, les gens à son service, les voitures américaines… De l’extérieur, cela faisait rêver. Et quand le succès est effectivement arrivé (à partir de 1972 avec « Signe de vie, signe d’amour », « Je pense à elle, elle pense à moi », « Adieu mon bébé chanteur », etc., NDLR), j’ai réalisé que cela changeait vraiment les choses et vous donnait des ailes.
Au risque de les brûler. Comment avez-vous fait pour ne pas vous laisser étourdir par le succès ?
Le fait d’être musicien a beaucoup compté. Je composais mes chansons, ce qui m’assurait une certaine pérennité pour peu qu’elles soient bonnes. Je savais qu’être seulement chanteur était une situation assez fragile. J’avais vu beaucoup d’artistes qui triomphaient un jour et dont la carrière, deux ans plus tard, était terminée.
Avant Claude François, vous avez accompagné Jacques Dutronc durant plus de deux ans, en concert, lors d’émissions de radio et de télévision, en boîte de nuit. Qu’a-t-il apporté au musicien d’à peine 17 ans que vous étiez au début de cette collaboration ?
En l’observant, j’ai appris à prendre de la distance avec ce métier, à cultiver un certain sens du ridicule ; à exercer un esprit critique très aiguisé. Jacques refusait de se prendre au sérieux ; il se considérait comme un usurpateur. Je pense qu’il a été heureux de faire du cinéma car il avait beaucoup plus d’admiration pour les gens exerçant cet art.

Les amis des années 1970 et 1980. Double page extraite du livre « Temps forts ».
Serge Gainsbourg est le 3e homme à avoir beaucoup compté dans votre carrière, comme auteur pour les albums « Rock’n’rose » (1977), « Poses » (1979) et « Amour, année zéro » (1981). Que vous a-t-il transmis ?
Avant de le rencontrer, j’avais beaucoup d’admiration, de respect, de considération pour l’artiste qu’il était. J’étais fier qu’il accepte de travailler avec moi. Pour mériter sa confiance, je me devais d’être à la hauteur, d’être très exigeant avec moi-même. Serge m’a élevé. Et m’a permis d’obtenir une double récompense : du succès (notamment avec l’énorme tube « Manureva » en 1979, NDLR) et la reconnaissance de gens dont le regard sur moi a changé.
Et pourtant, cela s’est mal terminé, Gainsbourg devenu Gainsbarre « répandant des rumeurs très désagréables » sur vous, comme vous le racontez dans le livre d’entretiens… Et avec Claude François, quelle a été la raison de la séparation ?
Au bout de 4 ans de collaboration, il fallait que je le quitte. Il aurait préféré que je reste sur son label, mais je sentais qu’il m’étouffait. Il m’avait mis en orbite avec 9 45 tours à succès mais cela l’énervait de voir certaines de ses fans tenter de me séduire. Claude était jaloux de tout le monde. De mon côté, j’en avais assez de chanter des choses qui ne me correspondaient pas.

« Amour, années zéro », album phare de 1981, écrit par Serge Gainsbourg. Photo Jean-Baptiste Mondino
A partir de vos années CBS, vous avez multiplié les collaborations musicales avec Michel Pelay, Jean-Noël Chaléat, Marc Moulin, etc. Qu’aimez-vous dans l’idée du duo créatif ?
Composer à deux, c’est vivre une expérience particulière. Nous sommes deux architectes élaborant un projet en donnant le meilleur de nous-mêmes. Outre les échanges artistiques se développent des liens d’amitié. Il y a l’émulation, la volonté de ne pas décevoir l’autre. On partage notre espoir, on affronte les critiques. On vit aussi des moments de rigolade, des soirées festives. C’est très chaleureux et assez jouissif.
« J’essaye toujours d’aller au bout de mes intuitions »
En plus d’un demi-siècle de carrière, vous avez vécu des hauts et des bas. Quelle période a été la plus difficile à vivre ?
Les années 1990. J’en parle peu dans le livre mais cette époque a été marquée par la rancune tenace à mon encontre de Gérard Louvin, alors très puissant patron de Glem productions à la télévision avec beaucoup d’émissions phares comme « Sacré soirée » ou « Ciel mon mardi ! ». Il avait été mon manager juste après l’époque Claude François. Nous avions monté une société d’édition musicale. Il était mon complice, mon confident… Ce personnage au physique imposant, très extraverti, n’ayant peur de rien, tout à fait charismatique, exerçait une espèce de pouvoir sur moi. J’ai pourtant voulu qu’on se sépare pour plein de raisons, la principale étant que nous ne partagions pas du tout le même point de vue quant à la poursuite de ma carrière. Il n’avait jamais imaginé que je serais capable de mettre fin à nos relations. Quand je l’ai fait, il l’a extrêmement mal vécu. C’était pour lui comme une déception amoureuse. A partir de là, je me suis retrouvé sur sa « liste noire ». Pendant dix ans, j’ai été absolument invisible à la télévision. Or, les émissions grand public d’alors installaient les artistes dans l’esprit des gens et maintenaient leur notoriété. Bien sûr, j’ai fait mon bonhomme de chemin mais l’attitude de Gérard Louvin n’a pas facilité les choses. On s’est retrouvés bien plus tard quand une de mes ex-collaboratrices l’a escroqué après en avoir fait de même avec moi. Entretemps, il avait fait fortune.
Cette histoire et d’autres montrent que derrière votre gentillesse se cache une détermination de fer. Vous n’aimez qu’on dicte vos décisions…
J’essaye toujours d’aller au bout de mes intuitions. Et si je me trompe, je n’ai à m’en prendre qu’à moi-même. J’aime être mon propre directeur artistique. Dans les maisons de disques, plusieurs visions s’opposent : si vous écoutez les uns et les autres, vous ne savez plus où vous allez.
Le livre d’entretiens est très agréable à feuilleter : il comporte beaucoup de photographies rares voire inédites. Etes-vous un archiviste attentif ?
J’ai bien sûr gardé un certain nombre de choses mais sans vraiment réfléchir à ce que je pourrais en faire. J’ai beaucoup donné, aussi, au point où je ne possédais plus certains de mes disques anciens. Heureusement que mes parents avaient constitué leur propre collection. J’ai aussi racheté à un fan énormément d’objets (billets de concerts, affiches, photos, disques rares…) me concernant. J’étais heureux de cette rencontre car je ne suis pas vraiment un fétichiste !
Votre nouveau best-of comporte trois inédits, « Amoureux », « Aime-moi » et « Sur des images heureuses »…
« Amoureux » a été sélectionné par Eddy Mitchell pour son dernier album, « Amigos », en 2024. C’était compliqué de prendre le relai de Pierre Papadiamandis, compositeur attitré d’Eddy, qui avait beaucoup marqué son univers. J’ai pourtant aimé travailler sur cette espèce de tendresse qu’incarne aussi Mitchell. « Sur des images heureuses » remonte aussi à l’an dernier. Egalement écrite par Pierre-Dominique Burgaud, la chanson n’avait pas trouvé sa place sur mon album « L’impermanence ». On a repris la maquette et on l’a enregistrée. Enfin, « Aime-moi » est une reprise de « Love me tender », d’Elvis Presley. J’avais choisi cette reprise pour un « Taratata ». Mon anglais étant un peu ridicule, j’ai demandé à mon ami Jacques Duvall (qui a souvent travaillé avec Alain Chamfort, NDLR) d’écrire des paroles en français.
Sur les 3 CD de votre compilation ne figure aucun titre de l’époque Claude François. Pourquoi ?
C’est une question de catalogue. J’ai vendu le mien, qui débute avec les années CBS (1976-1997) et va jusqu’à aujourd’hui, à BMG et on a donc pioché dedans. Je peux vous dire que ce n’était pas facile de choisir !
Pour quelle raison avez-vous décidé de céder les droits sur vos chansons ?
Au départ, aucune maison de disques ne voulait de mon dernier album, « L’impermanence ». Je l’ai donc produit moi-même sans savoir si je rentrerais dans mes frais. Quand BMG a souhaité acheter mon catalogue, j’y ai inclus « L’impermanence », qu’ils ont donc sorti sous leur bannière. La transaction a aussi bénéficié à mes 5 enfants. Outre l’aspect financier, je ne voyais pas comment choisir celle ou celui qui aurait la responsabilité de gérer mon répertoire après ma mort. J’ai voulu régler la question en amont afin de limiter les risques d’éventuels conflits entre mes enfants.

Alain Chamfort. Photo Dominique Richon
Vos choix de carrière se sont toujours faits à l’écart des modes. Quelle est votre famille d’artistes ?
J’ai des liens amicaux avec Etienne Daho, Vincent Delerm, Benjamin Biolay…Si l’on remonte le temps, j’avais beaucoup d’affinités avec Michel Delpech, Julien Clerc, Véronique Sanson. Et puis aussi Alain Souchon, Laurent Voulzy, Francis Cabrel. Autant d’artistes qui ont démontré à quel point ils savaient créer de jolies chansons. Mais n’imaginez pas qu’on se voie tous les jours : la famille du showbiz, cette expression un peu ridicule, ça n’existe pas ! On est simplement heureux de se retrouver quand l’occasion se présente, par exemple sur un plateau télé, ou de déjeuner ensemble.
Sur votre compilation, la jeune génération de chanteurs est représentée par Juliette Armanet. Qu’aimez-vous chez elle ?
Sa voix, qui me fait penser à ce que Véro (Sanson) produisait à ses débuts. J’apprécie aussi sa force de conviction, sa capacité à transmettre ce qu’elle exprime. Elle est toujours captivante. C’est elle qui a demandé à me rencontrer après avoir entendu « Les microsillons » (superbe chanson figurant sur l’album « Le désordre des choses », en 2018, NDLR). Et nous l’avons chantée ensemble à la télévision, enregistrement que l’on retrouve donc sur la compilation.
On vous a vu l’an dernier dans le film « Le tableau volé », de Pascal Bonitzer, nouvelle expérience au cinéma, que vous pratiquez occasionnellement…
Les réalisateurs sont gentils de penser à moi. Je les préviens pourtant que ce n’est pas mon métier, que je n’ai aucune technique, que je ferai juste de mon mieux. Le cinéma, c’est quand même particulier : vous mettez une heure à tourner une petite scène de dialogue de 30 secondes. Quand les prises s’enchaînent, vous finissez par ne plus savoir ce que vous dites. Je n’ai pas vraiment cette capacité à reproduire la même chose, si possible en mieux ; j’y perds ma spontanéité.
« Sur scène, on a sérieusement dépoussiéré mes anciennes chansons »
Vous affirmez que « L’impermanence » sera votre dernier album. Est-ce vrai ?
Tout à fait. La notion d’album ne correspond plus aux normes d’aujourd’hui. En plus, cela coûte très cher. La plupart des nouveaux artistes sortent des EP sur les plateformes. Je ferai peut-être de même à l’avenir, en fonction des collaborations qui pourront se présenter avec d’autres artistes.
Comment occupez-vous vos journées en dehors de la musique ?
Je lis, je vais au cinéma, j’entretiens les relations avec mes amis. Quand je suis en Normandie, je m’occupe de mon jardin, je vais me promener près de la mer…
…Que vous quittez régulièrement en ce moment pour assurer votre tournée, qui fera étape en mars près de Toulouse. Comment avez-vous conçu le spectacle ?
Quatre musiciens m’accompagnent, trois garçons et une fille, qui chantent tous aussi. L’orchestre est organisé par Adrien Soleiman (un excellent saxophoniste de jazz, NDLR), qui a travaillé avec Juliette Armanet, Malik Djoudi et Philippe Katerine. Il y a du son, y compris sur mes anciennes chansons, qu’on a sérieusement dépoussiérées !
Compilation « Temps forts » (3 CD, 49 titres, BMG). Existe aussi en double vinyle 20 titres.
Livre « Temps forts » (GM éditions, 224 pages, 29,90 euros).
Alain Chamfort en concert à Altigone Saint-Orens, vendredi 27 mars à 20h30. Tarifs : 45 et 49 euros.


