Pendant une décennie, Emmanuelle Kalfon a exercé le métier d’avocate. Aujourd’hui comédienne, elle revient sur cette page de sa vie professionnelle à travers son premier seule-en-scène, baptisé « Sans Appel ». Ce spectacle fêtera ses un an de création sur les planches du Théâtre Le Fil à Plomb, du mercredi 8 au samedi 11 octobre 2025. À cette occasion, Culture 31 a rencontré l’actrice et ancienne experte juridique.

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Culture 31 : La principale protagoniste de « Sans Appel », Marie, est inspirée de votre propre expérience en tant qu’avocate, profession que vous avez exercée pendant 10 ans. Diriez-vous que c’est un métier qui change une personne ?
Emmanuelle Kalfon : Oui, je pense que ça peut nous changer, ni dans un bon ou un mauvais sens. En tout cas, il y a quelque chose qui marque. Parce que c’est un métier où il y a beaucoup d’humain, notamment dans les matières dans lesquelles j’étais : le droit de la famille, le droit pénal, etc. Forcément, on est face à beaucoup de misère humaine, à beaucoup de malheur. Quand on va voir un avocat, c’est qu’il y a un problème. Donc à un moment donné, je crois qu’il faut essayer de se blinder un petit peu, et ce n’était pas forcément ce que j’avais envie de faire.
C’est un métier très prenant, donc forcément ça nous fait évoluer d’une certaine façon, ce qui dépend aussi des personnalités de chacun. C’est juste qu’on a une perception des choses et de la vie qui est différente. On voit quand même aussi les côtés noirs de la nature humaine, de ce qu’on peut faire, comment on peut réagir dans telle ou telle situation… Puis quand on est avocat, on est un peu psy aussi, on récupère beaucoup les problèmes des autres.
Dans la pièce, Marie est accusée d’exercer illégalement la profession d’avocate. Elle assiste alors à son propre procès, et vous avez tenu à ce que les codes du procès soient respectés. Comment avez-vous trouvé l’équilibre entre la rigueur juridique et la dimension théâtrale ?
Déjà, en respectant un peu les étapes du procès, et en faisant appel à un certain langage du milieu judiciaire, que tout le monde peut comprendre, connaît et a entendu. L’idée n’était pas de faire un cours de droit, loin de là. Je n’avais pas du tout envie que ça prenne cette dimension.
Ne serait-ce que par la robe qui est imposante, il y a toujours une forme triangulaire dans la mise en scène et dans le procès qui est fait à Marie. Il y aussi les personnages, comment ils se situent sur scène… On a essayé de respecter ça. Et pour en revenir au langage, on retrouve la manière de parler d’un juge, d’un procureur, et d’une avocate aussi. Ils ne s’expriment pas forcément de la même manière ! Je me suis d’ailleurs inspirée de certaines personnes que j’ai pu voir au tribunal, où je trouvais que chacun était à sa place, que chacun avait une manière de s’exprimer et de se tenir assez marquante.
Juge, procureur, entourage de Marie… Vous incarnez pas moins de 12 personnages. Comment prépare-t-on une telle partition ?
En travaillant et en répétant beaucoup. Il y a essentiellement 4 personnages principaux, qui reviennent tout le long. Après, il y a d’autres personnages qui sont davantage des témoins et qui viennent de manière un peu plus furtive, vont avoir quelques phrases. Malgré tout, ils existent et il faut les faire exister. Il faut qu’ils aient leur propre personnalité, leur propre gestuelle… Du coup, pour chaque personnage, on a défini son but, son rôle, ce qu’il cherche à faire dans le temps. Après, sur ces 12 protagonistes, il y en a qui prennent vie sur scène, et d’autres non…

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Le procès est également ponctué de parenthèses : des flashbacks oniriques comme des moments poétiques, musicaux et chorégraphiés. Qu’apportent ces respirations au récit ?
C’est justement cette notion de respiration. Ce procès va vite, déjà dans le fait de changer de personnage souvent. Il y a une sorte de tourbillon. Donc le spectateur peut être amené dans une sorte de spirale, et dans ces moments-là, il y a une petite respiration qui va amener des explications sur pourquoi Marie est comme ça, pourquoi elle est là aujourd’hui, ce qu’elle a dans sa tête… Aussi, on aimait bien l’idée que lors du premier flashback, on ne sait pas pourquoi c’est là, les premières secondes. On comprend au fur et à mesure, et puis je crois qu’on est happé par ce qui est en train de se passer. Je tenais beaucoup qu’il y ait ces flashbacks, qu’on ne soit pas que dans l’instant du procès. Ça amène beaucoup de choses, c’est un petit puzzle qui se construit au fur et à mesure.
À travers ce spectacle, vous souhaitiez notamment faire résonner le thème des injonctions à la perfection en tant que femme et mère. Comment ces pressions résonnent-elles avec votre propre parcours ?
L’histoire de Marie, c’est mon histoire, au final. C’est inspiré de mon ressenti surtout. Je voulais mettre en lumière notre rapport à la perfection, le mien et celui de beaucoup de personnes. J’ai toujours essayé d’être la plus parfaite possible, sans y arriver, parce que la perfection n’existe pas. Aujourd’hui, je l’ai compris. Mais petite fille, je ne voulais pas faire d’erreur, je voulais faire les choses bien. Je crois que je voulais juste qu’on m’aime, qu’on me dise que c’était bien, qu’on me rassure. Et je pense que c’est un sentiment que beaucoup d’enfants, de collégiens, et de grandes personnes ont aussi.
Du coup, il y a ce sentiment de frustration, car je pense que la recherche de perfection nous pousse finalement à faire beaucoup d’erreurs et des choix qui sont pas les bons, parce qu’on les a faits pour plaire à untel, plaire à nos parents… Même si ce ne sont pas mes parents qui m’ont imposé ces choix, au contraire ! Mais je croyais que c’était ce qu’ils attendaient de moi, alors qu’en fait, ils attendaient juste que je sois bien, que je fasse un métier qui me plaise. J’ai sûrement été amenée à faire le métier d’avocat pour de mauvaises raisons. J’aimais le juridique, mais pas suffisamment pour faire ce métier là, je crois.

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C’est donc ce que vous sous-entendez quand vous dites vouloir que Marie réponde à la question « Et toi ? Tu veux quoi pour toi ? » dans la présentation du spectacle.
Oui, il s’agit de faire ses propres choix en fait, et non pas d’essayer de plaire à untel, ce qui est difficile et qu’on fait tous.
Votre rêve de petite fille était d’être comédienne, un rêve finalement devenu réalité. Quel serait désormais votre rêve pour la suite ?
Je crois que c’est surtout de ne pas banaliser ce métier de comédienne, c’est-à-dire être blasée. J’ai l’impression qu’on s’habitue souvent à faire ce qu’on fait, même quand on aime notre métier. Je lutte pour ne pas tomber là-dedans ! Quand je râle, par exemple quand je n’ai pas envie d’aller en répétition, je me rappelle que c’est ce que j’ai voulu et ce que j’aime faire. En fait, c’est ça mon rêve. Ne pas perdre cette passion et cette petite flamme qui s’anime à chaque fois. Ne pas banaliser ce métier et que ça continue comme ça. Après je n’ai pas de rêve de grandeur, juste jouer !
Compagnie L’Avantage du Flou
Mise en scène de Rose-Hélène Michon et Stéphane Bénazet
Propos recueillis par Inès Desnot