En 1974, elle réalise et interprète « Je, tu, il, elle », soit quatre moments de la vie d’une jeune femme sous la forme d’un monologue intérieur filmé sur un mode de temps très lent. Chantal Akerman précisait dans Le Monde: «« Je, tu, il, elle » s’est tourné grâce à un lot de pellicules usagées que j’ai piquées dans un laboratoire parisien. La première vraie incursion dans le circuit classique, c’est « Jeanne Dielman », qui a été aidée par le ministère de la culture en Belgique. Puis « News from home » s’est fait grâce à la télévision allemande ZDF et à l’Institut national de l’audiovisuel en France. Quant aux « Rendez-vous d’Anna », il a bénéficié de l’aide du producteur Daniel Toscan du Plantier et de l’avance sur recettes en France.» (1)
Sorti en 1976, « Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles » est le récit de trois jours de la vie d’une prostituée, dont les scènes sont filmées en temps quasi réel. Chantal Akerman assurait en 2007: «C’était mon film le plus narratif, j’en avais presque honte en le présentant à Delphine Seyrig, qui tenait le rôle. Mais ça a été une vraie reconnaissance à la fois publique et critique. Le film a été sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, a fait le tour du monde, et a eu 25 000 entrées sur Paris. Je pense qu’aujourd’hui il n’en ferait pas 3 000.» (1)
En 1976, la cinéaste abandonne son système de mise en scène pour tourner « News from Home » qui montre New York au rythme des lettres d’une mère adressées à sa fille. Deux ans plus tard, « les Rendez-vous d’Anna » (photo) est une œuvre de fiction assumée, avec Aurore Clément en réalisatrice parcourant l’Europe, de rencontres en rencontres. En 1981, « Toute une nuit » est un film intimiste dont le sujet est le couple, puis « les Années 80 » est un documentaire s’intéressant à la répétition d’un spectacle. Elle retrouve Delphine Seyrig en 1985 pour « Golden eighties », une comédie musicale autour des amours d’une poignée de personnages dans un centre commercial. Cinq ans plus tard, « Nuit et jour » est une histoire d’amour à trois, soit une fille libérée et deux garçons. En 1995, elle réunit Juliette Binoche et William Hurt dans « Un divan à New York ».
En 1999, « la Captive » s’impose comme la meilleure adaptation au cinéma d’un roman de Proust, avec Sylvie Testud et Stanislas Merhar. Depuis son adolescence, Chantal Akerman était fascinée par « la Prisonnière ». Elle expliquait en 2007 dans Le Monde: «D’abord parce que ça touchait à ma sexualité de jeune fille, mais aussi parce que j’étais déjà obnubilée par les lieux clos, la réclusion, comme par l’obsession amoureuse, la jalousie. J’ai toujours voulu faire un cinéma contre l’académisme, en restant radicale et dogmatique. Il m’a fallu du temps pour comprendre comment je pouvais rester fidèle à l’esprit de rupture apporté par la Nouvelle Vague en travaillant à partir d’un grand texte. En fait, ce livre de Proust est fait pour mon cinéma : Albertine est libre, elle aime les femmes, et le Narrateur est totalement démuni par rapport à ça. L’homosexualité y est traitée sans aucune explication psychologique ou psychanalytique. Proust est mon demi-frère ! Comme moi, il parle de l’homosexualité, des juifs, de l’autre, cet éternel inconnu. J’ai voulu créer un monde mental plutôt que décrire une époque, dit-elle. Me concentrer sur la matière, la lumière, les murs, les corps. Cela impliquait d’enlever le maximum d’éléments anecdotiques, afin d’engendrer un sentiment de trouble qui renvoie chacun à sa propre intériorité.» (2)
Le critique Jean-Luc Douin écrit: «On n’a aucun mal à relier « la Captive » aux autres films de Chantal Akerman. « Je tu il elle »: une femme nue dans sa chambre, confrontée au désir masculin et assumant l’étreinte avec une autre femme. « Toute une nuit » (1982): croisements d’hommes et de femmes qui se déchirent ou fusionnent. « Les Années 1980 » (1983): répétitions pour un spectacle sur le thème de l’amour rêvé, perdu, retrouvé. « L’Homme à la valise » (1983): l’obsédante cohabitation entre une femme et un ami auquel elle avait prêté son appartement, et qui s’incruste.»(2)
La cinéaste retrouve Aurore Clément et Sylvie Testud en 2004 pour « Demain on déménage », comédie burlesque où une mère et sa fille partagent le même duplex. L’immigration est le sujet de plusieurs de ses documentaires: « Histoires d’Amérique » (1988) capte la mémoire des émigrés juifs américains avant la seconde guerre mondiale et les camps de concentration ; « Là-bas » (2005) évoque Israël et la diaspora juive ; « De l’autre côté » (2002) interroge des Mexicains passés clandestinement aux États-Unis – c’est le dernier volet d’une trilogie entamée avec « D’Est » qui dévoile en 1993 la vie dans l’ex-bloc soviétique après la chute du mur, puis « Sud » qui restitue la beauté des paysages texans.
En 2015, Chantal Akerman a mis fin à ses jours, quelques mois après la disparition de sa mère. Elle demeure une influence précieuse pour des cinéastes tels que Gus Van Sant, Tsai Ming-Liang, Todd Haynes ou Apichatpong Weerasethakul. Cinq de ses films (« D’Est », « De l’autre côté », « Les Rendez-vous d’Anna », « Letters Home », « Sud ») constituent un hommage rendu parle cinéma Le Cratère à une cinéaste libre qui a abordé le documentaire et la fiction, voyageant entre cinéma d’avant-garde et cinéma commercial.
(2) Le Monde, 29/07/2005