Avec une étrange régularité dont l’origine inconsciente m’échappe encore, je vis, en moyenne, une fin du monde par an, en rêve nocturne. Parfois elle ressemble à un ultime crépuscule qui tombe sur une bande de sable déserte, d’autres fois elle prend la forme d’un changement définitif de mode de vie, avec son déploiement de l’armée sur terre comme dans les airs. Mais dans tous les cas, à chaque réveil, une quiétude toute réservée à ces rêves-là, un sentiment de paix et d’invincibilité m’enveloppe. Je tente alors de m’extraire de cette bulle, sans la percer, tout en gardant une main à l’intérieur afin d’en recueillir les moindres détails. Épreuve délicate s’il en est, puisque je ne peux à la fois garder cette douceur dans laquelle je baigne, témoin de ma sécurité, et conquérir le territoire de la mémoire ; je ne peux profiter de l’un sans entraver l’autre et inversement.
J’ai tenté plusieurs fois de trouver la cause du bien-être de ces rêves pourtant de nature angoissante. Probablement que cette quiétude fantasmagorique trouve sa source dans le fait que je ne vivais pas seul le danger, que j’étais à la même place que chacun des êtres qui peuplaient la Terre. Ou peut-être qu’au fond de moi, il y a comme un désir refoulé de me confronter au pire pour apprendre à me connaître. L’adversité n’est-elle pas le meilleur indicateur de notre résilience ?
Quoiqu’il en soit, c’est au cours de la nuit qui vient de s’achever que ce fameux rêve est survenu. Mais cette fois, mon inconscient n’a rien trouvé de mieux que de déplier, en version nocturne, le chamboulement de ces derniers jours. En effet, le rêve ressemblait trait pour trait à ce ralentissement global, planétaire, à cette douce décélération jumelée de cette menace invisible qui plane au-dessus de nous. Ce rêve n’était que la continuité du réel. À mon réveil, il m’a suffi de quelques secondes pour comprendre que ce que je quittais dans le rêve, je le retrouvais grandeur nature tout autour de moi. Que ce renversement-là, cette fin d’un monde n’était plus seulement un rêve mais que je la vivais bien en ce moment même. J’ai compris que l’exotisme de ce rêve si rare se ternissait d’une réalité autrement plus triviale. Et je me suis surpris à penser que la réalité d’avant la pandémie allait peut-être devenir le nouveau rêve. Je m’imaginais revenir à la vie d’avant et je regardais ce mirage de vie débordante avec enchantement. Maintenant qu’avaient été exaucés mes rêves de ville déserte, de cloisonnement planétaire, de guerre sans armes ni ennemi humain source d’une sympathie sans frontière, mon inconscient devait trouver autre chose. Il devait repousser ses propres limites. Il lui fallait voir plus grand. D’autres rêves. Des rêves que j’appellerais des rêves colossaux — après avoir baptisé mes lectures de confinement, des lectures colossales. Des rêves qui dépassent ce qui se produit. Mais est-ce seulement possible ! Peut-être qu’il était temps pour moi d’aider mon inconscient en convoquant ces rêves colossaux. Avec tout le temps dont je disposais, je devais les laisser vagabonder à leur aise, dans les plus improbables recoins de leur fantaisie.
À force de conceptualiser, de coudre et découdre ma pensée, je reste éveillé sans pouvoir me rendormir. Je vois mon volet se découper en rangées de petits trous dans lesquels s’infiltre lentement la lumière du dehors. Les premiers bavardages des chardonnerets, des mésanges, ricochent sur les toits. Puis un grondement sourd se lève doucement. Il ressemble au décollage d’un avion. Il n’y a plus assez de bruits dans la ville pour lui faire barrage. Ce gigantesque soulèvement qui s’arrache à la pesanteur, s’engouffre et remplit les places, les boulevards, les rues et parvient jusqu’à moi. Il frappe mon volet. J’ai l’impression que l’aéroport n’est plus si éloigné. Vient lui succéder un autre bruit que je reconnais et qui a pour habitude de mesurer la durée de mes insomnies : le petit camion-nettoyeur de la ville. Lui aussi prend tout l’espace. Ses brosses, frottant le sol déjà propre de la veille, provoquent un son si puissant qu’il donne l’impression de laver les façades des immeubles. Après avoir dépassé l’extrémité de ma rue, le silence, à nouveau, se fossilise dans l’air.
Par moment, de manière furtive et illuminée, je prends conscience pleinement de ce que je vis, comme si quelqu’un me l’annonçait brutalement et que je voyais clairement de quoi il voulait me parler. Et comme toutes les choses qui sont impensables, je suis d’abord pris d’un étonnement qui n’arrive pas à saisir l’importance de l’enjeu. Puis, l’émotion se pose délicatement, pareille à une plume qui imite la trajectoire d’une feuille et touche enfin le sol. À ce moment précis, je décide d’y croire, je n’ai pas le choix. Je n’ai plus le choix. J’ai l’impression que quelque chose en moi me pousse à adopter, à convoquer cet étonnement au moins une fois par jour. Comme si c’était la seule chose à faire pour prendre la mesure de la situation. Cette convocation ressemble autant à une sorte de mantra — non pas spirituel mais intellectuel —, qu’à une discipline psychique. Gardez la mesure de la démesure.
Aux premières sorties, rares, pesées par la conscience et dictées par des achats nécessaires, qui ont suivi l’annonce du confinement renforcé de lundi dernier, j’ai croisé des petits vieux, des petites vieilles qui peinaient à marcher. Leur visage ne m’était pas familier. Là, dans l’hibernation du monde, nous marchons tous comme des prisonniers en liberté conditionnelle. Et sous le coup d’une sanction si nous ne portons pas d’autorisation. Mais pas ces petits vieux. Eux affichent un sourire d’apaisement qu’on ne lit que rarement sur leur visage. Ils ne craignent plus la bousculade. Et l’isolement qu’ils vivent au quotidien est désormais une norme. Pour eux rien ne change. Plus encore. L’éventualité d’une mort brutale ne les effraye plus. Eux qui redoutaient que leur fin prenne trop son temps, voilà qu’elle rôde à découvert, bien qu’elle soit encore invisible à l’œil nu. Nous tous qui sommes confinés, nous sommes face à ce que vivent nos anciens. Nous répétons, avec eux, leur fin, notre fin. Une fausse petite mort qu’il faut apprivoiser là. Qu’on danse, qu’on s’agite, qu’on parle fort, rien n’y changera. Nous expérimentons une fausse petite mort.
Sur le chemin du retour, un chant particulièrement appuyé et aigu d’oiseaux me pousse à une halte interdite. Le chant se mue en cris, devient tonitruant. L’idée de capter ce son s’impose à moi. Mais avant même que je ne déclenche l’enregistrement, une vibration grave et cadencée recouvre et étouffe la beauté de ce chant. Je regarde autour de moi pour tenter d’en deviner la source et m’en éloigner. Mon regard se pose sur une grosse bâche d’un vert militaire qui recouvre un banc en fer du même vert. La bâche, bombée sur une masse de la longueur du banc, se soulève délicatement et retombe avec la même lenteur et en rythme avec la vibration grave. Je comprends alors que là, caché sous une enveloppe de fortune, sommeille un sans-abri. Dans quel rêve est-il égaré ? Lui aussi, dans une certaine mesure, ne vit-il pas un rêve ? Celui de n’avoir la rue que pour lui. Une rue comme un chez-soi. Celui de n’être plus dérangé par le bruit, le brouhaha d’un monde qui vit sans lui, le raffut sans pitié qui l’ignore. N’est-il pas le nouveau roi de la ville ? Un roi déchu mais un roi dans le fond de son âme. Ne règne-t-il pas sans condition sur la cité, arpentant comme bon lui semble son logis qui n’a plus de limite, et dont les files de voitures ont déserté ses couloirs ? Quand bien même serait-il ce roi, il lui manquerait une chose pour parfaire ce froid bonheur : la distraction. En effet, et pour reprendre les mots de Pascal, « (…) un roi sans divertissement est un homme plein de misères. »
*Le fragment 142 des Pensées de Blaise Pascal : « Qu’on en fasse l’épreuve. Qu’on laisse un roi tout seul sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l’esprit, sans compagnies, penser à lui tout à loisir, et l’on verra qu’un roi sans divertissement est un homme plein de misères. »
John Lavoignat
Un article de Ma Théière à mémoire