Quatre ans après le formidable « Julie (en douze chapitres) », le Danois Joachim Trier est de retour avec un autre film à tiroirs, « Valeur sentimentale », Grand Prix au dernier Festival de Cannes. Des années 1940 à nos jours, une exploration intime des souffrances psychologiques au sein d’une famille.
Sur le papier, « Valeur sentimentale » souffre de deux handicaps : le scénario louche grandement du côté d’Ingmar Bergman (un père, deux filles, un monde de non-dits et d’incompréhension) et se place au cœur de la création artistique, au théâtre et au cinéma. Or, sauf à s’appeler François Truffaut (« La nuit américaine », « Le dernier métro ») ou Vincente Minnelli (« Les ensorcelés »), quoi de plus ennuyeux que les coulisses d’une pièce ou le tournage d’un film. Fort heureusement, s’il décrit minutieusement ces deux milieux, Joachim Trier ne se s’y attarde pas lourdement. L’essentiel pour lui se résume aux trois personnages principaux – à leurs désirs et à leurs souffrances, à ce qui les fait avancer malgré le poids du passé et des angoisses resassées.

Renate Reinsve et Inga Ibsdotter Lilas, les deux soeurs de « Valeur sentimentale ». Photo Mémento Distribution
A l’occasion des obsèques de leur mère psychanalyste (le métier de chacun a son importance), une historienne, Nora, jeune mère de famille, et une actrice de théâtre, Agnes, célibataire, renouent, sans enthousiasme, avec un père, Gustav Borg, qu’elles n’ont pas vu depuis longtemps. L’homme – joué par un Stellan Skarsgard plus impressionnant que jamais – a fui le foyer familial alors qu’elles étaient encore enfants, point final à des relations toxiques avec son épouse. A 70 ans, ce réalisateur dont la gloire cinéphilique est derrière lui tente de convaincre Agnes de jouer dans son nouveau film. Il y est question d’une femme aux tentations suicidaires, portrait décalé de la mère de l’artiste, qui se donna la mort plusieurs années après avoir été torturée par les nazis. L’actrice de théâtre refuse tout net : elle ne veut pas que ce père manipulateur (dans la vie comme sur les plateaux), tellement absent physiquement mais si présent psychologiquement, encombre à nouveau sa vie et ranime bien les fantômes qu’elle tente depuis toujours d’éloigner. De guerre lasse, son père finira par offrir le rôle à une jeune star américaine (Elle Fanning, délicieusement tourmentée) rencontrée au Festival de Deauville.
Les relations de ce trio familial font la force de « Valeur sentimentale ». Force décuplée – sans cris mais plutôt dans le registre du chuchotement – par une mise en scène d’une grande finesse qui scrute les visages et se fixe sur les regards…comme le faisait le monument Bergman. De quoi justifier pleinement un Grand prix au dernier Festival de Cannes, même si un double Prix d’interprétation féminine eût été encore plus judicieux tant Renate Reinsve et Inga Ibsdotter Lilleas nous éblouissent avec leur jeu aussi minimaliste que bouleversant.
« Valeur sentimentale », de Joachim Trier, actuellement au cinéma.