Forte d’une belle carrière depuis 25 ans, la Grande Sophie passe du disque au livre avec un récit, « Tous les jours, Suzanne », où elle évoque, sous forme de lettres, son parcours de femme et d’artiste – un parcours exaltant, souvent, rude, parfois. Elle se produira en seule en scène, avec textes et chansons, salle Nougaro, à Toulouse, jeudi 13 mars, puis en juin dans le cadre du Marathon des mots.

La Grande Sophie. Photo Marie Rougé
Elle voulait se raconter sous une autre forme que la chanson, parler d’elle, en toute intimité, sans passer par le filtre de l’autobiographie classique. Pour ses débuts littéraires, Sophie Huriaux, alias La Grande Sophie, s’adresse à une interlocutrice imaginaire, Suzanne, avec des lettres de quelques mots ou de quelques pages. Au fil de l’inspiration remontent les souvenirs : parents engagés dans le syndicalisme et dans la santé ; galères des débuts de chanteuse ; public gagné peu à peu grâce à la scène ; premier succès à plus de 30 ans ; Disques d’or et bouquets au diapason… Et puis Bob, son grand amour depuis 35 ans ; un désir d’enfant contrarié ; le temps qui passe et qui fâche. Beau récit que celui-ci, complété par un seule en scène parlé et chanté que la Grande Sophie compte faire vivre durant deux bonnes années. Quant au prochain album, il faudra attendre un moment et donc revenir aux précédents, dont le dernier en date, « La vie moderne », sorti en 2022…et « La place du fantôme » qui, il y a dix ans, se concluait par la chanson « Suzanne », devenue un standard. La Grande Sophie y écrivait notamment ceci : « Je sais tu n’existes pas Suzanne/Pourtant je te parle/Pourtant je te parle/Ton oreille un coquillage Suzanne/Où j’entends la mer/Quand je suis en ville/Quand je suis en vie… »
Pourquoi avoir repris le personnage de Suzanne pour votre livre ?
La chanson était à l’origine une lettre que j’avais écrite pour évoquer un événement douloureux de ma vie. J’avais besoin d’une amie, d’une confidente, d’une consolante. « Suzanne », je l’ai emmenée avec moi en concert toutes ces années. Elle produit toujours un effet particulier sur le public ; elle a gagné une aura spéciale.
Qu’est-ce qui se jouait d’essentiel avec ce projet de livre ?
Je voulais raconter la société, comment une femme est perçue quand elle vieillit. Je l’ai ressenti très fort à la cinquantaine, quand je suis entrée dans cet âge ingrat dont on ne parle pas assez. Et ce n’était pas la première fois : très tôt, à 28 ans, certains me disaient que j’étais trop vieille pour être chanteuse, pour avoir du succès. J’ai abattu des murs pour y arriver. Aujourd’hui, avec ce livre et son adaptation (ma petite comédie musicale à moi), je me redonne de la force.
Vos parents, lui syndicaliste dans l’industrie, elle infirmière, ont vu d’un bon œil votre vocation d’artiste. Pas l’une de vos grands-mères qui trouvait qu’être chanteuse, c’était « la honte »…
J’allais devenir une fille de mauvaise vie, affirmait-elle. C’est plus ma mère que moi qui a mal vécu cette sortie. Rien ne pouvait m’arrêter. Quand j’ai retrouvé des lettres de ma grand-mère des années plus tard, mon regard sur elle a changé. J’ai mesuré la souffrance, la détresse, qu’elle portait en elle : elle voulait être institutrice, or ses parents l’avait contrainte à travailler très tôt, à faire des ménages.
Vos débuts ont été difficiles. Il y a eu les terrasses de cafés dans le Sud, les concerts dans les squats, dans les stations de métro. On est loin de la réussite fulgurante – et souvent sans lendemain – de beaucoup de jeunes chanteurs d’aujourd’hui…
J’ai un parcours : j’ai porté des instruments, j’ai appris à brancher un câble… Je crois que j’avais besoin de passer par ça, de comprendre et d’essayer, ce qui m’a permis de consolider et fidéliser mon public. Avec le recul, je suis heureuse que ma carrière n’ait pas éclaté du jour au lendemain. Je n’ai pas eu à gérer un succès rapide…qui dure ou pas. Je constate cependant que les participants de « The voice » et autres émissions de ce genre ont à cœur, après s’être fait connaître par la télé, de partir sur les routes pour asseoir leur réputation.
Deux dates et deux salles ont marqué votre carrière : premier Olympia en 2004 et premier Zénith en 2009. Comment avez-vous vécu ces expériences ?
Avec l’Olympia, j’arrivais dans une salle mythique, habitée par de fameux fantômes. Je travaillais alors avec une association, pas un tourneur bien installé : ce fut une joie de célébrer l’événement ensemble, avec force. Au Zénith, je découvrais une salle beaucoup plus grande que d’habitude. La difficulté était de trouver mes repères pour garder la proximité que j’aime tant avec le public. J’ai résolu la chose en conviant des majorettes et en traversant la salle à leurs côtés.
Vous avez obtenu plusieurs Disques d’or, signes d’un succès commercial régulier. Ce qui vous a valu des égards de votre maison de disque…jusqu’au moment où les ventes ont été moins flamboyantes pour « La vie moderne ». Comment le racontez-vous dans le livre ?
Longtemps, le PDG de ma maison de disques m’a envoyé des bouquets énormes à chacun de mes anniversaires, accompagnés d’un seul mot : « Tendrement ». Et puis, cela s’est arrêté. Ce bouquet est une façon amusée et poétique d’embellir la laideur, de montrer que pour certains seuls les chiffres comptent. Cela ne me surprend pas : j’ai toujours été lucide à ce sujet.
L’une de vos grandes joies d’autrice et compositrice a été de travailler deux fois avec Françoise Hardy sur deux chansons, « Mister » et « Le large », une de ses dernières, magistrale. Comment avez-vous vécu cette amitié ?
C’est rare d’avoir une telle correspondance avec un autre artiste. Dans le milieu du spectacle, bien codé, certains attendent une bonne semaine pour vous répondre, histoire de se donner de l’importance. Rien de tel avec Françoise Hardy : elle a toujours été très spontanée, très cash. Elle ne mâchait pas ses mots tout en aimant avoir un avis différent du sien. En plus, elle avait beaucoup d’humour.
Votre livre évoque aussi votre intimité avec la présence, depuis 35 ans, de votre mari Bob, très éloigné du milieu artistique, et la douleur pour tous les deux de ne pas pouvoir avoir d’enfant…
Docteur en sciences, Bob a bifurqué vers l’informatique, domaine dans lequel il travaille encore. Il a toujours voulu que je fasse mon métier pour que je sois heureuse. Et il a eu la délicatesse, lui le Marseillais, de me suivre à Paris pour faciliter ma carrière. Nous n’avons pas pu avoir d’enfant et ce fut un moment très difficile, surtout quand plusieurs de mes amies chanteuses, dans le groupe les Françoises (1) étaient enceintes. J’ai dû faire avec, gérer sans m’arrêter de travailler. J’ai découvert à cette occasion que le nombre de femmes confrontées à des difficultés de fécondité est bien plus important que l’on imagine. J’aurais aimé avoir des enfants mais en être privé n’empêche pas d’être heureux…
A quoi ressemble le spectacle adapté de votre livre ?
J’ai travaillé avec la metteuse en scène Johanna Boyé, qui vient du théâtre. On a dû beaucoup couper les textes pour laisser de la place aux chansons et adopter un ordre plus chronologique que dans le livre. Je me suis d’abord demandé si j’allais y arriver car je suis seule en scène et il y a un véritable jeu de pistes avec des lettres cachées partout. Puis la fluidité est venue et tout se passe de façon très naturelle.
Une de vos consœurs, Camille, a obtenu l’Oscar de la meilleure chanson avec un des extraits d’« Emilia Pérez ». Qu’avez-vous ressenti à cette occasion ?
Le film est génial et je suis ravie qu’un Oscar vienne conclure plus de trois ans de travail pour Camille et Clément Ducol, d’autant plus qu’ils sortaient du format français pour quelque chose de plus hollywoodien. De mon côté, j’aime bien composer des musiques de téléfilms pour mon ami Arnaud Mercadier. Je suis dans mon cocon, au service d’un réalisateur. Je dois aller très vite, créer une ambiance, aller au cœur de la psychologie des personnages. J’aime beaucoup cet exercice.
La Grande Sophie à la salle Nougaro jeudi 13 mars à 20h30 (complet). Rencontre-dédicaces à l’issue du spectacle autour du livre « Tous les jours, Suzanne » (Phébus, 240 pages, 21 euros). Dernier album : « La vie moderne » (Barclay/Universal Music). La Grande Sophie reviendra à Toulouse fin juin dans le cadre du Marathon des mots (date précise encore indéterminée).
(1) Créé en 2010, le groupe éphémère Les Françoises réunissait La Grande Sophie, Olivia Ruiz, Jeanne Cherhal, Emily Loizeau, Camille et Rosemary Standley.
Tous les jours, Suzanne • Phébus