Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre à redécouvrir.
Le livre sur le père est un exercice qui remonte au moins à la plus haute Antiquité, dirait Alexandre Vialatte. Chacun rentrée littéraire charrie ainsi son lot de récits ou de romans consacrés à la figure paternelle et quelques mois après Thibault de Montaigu (pour ne citer que lui), auteur du très beau Cœur (prix Interallié 2024), Frédéric Beigbeder ressuscite Jean-Michel Beigbeder (1938-2023). Fils d’une Américaine et d’un Béarnais, il créa en quelque sorte en France le métier de « chasseur de têtes », d’abord au sein d’une multinationale dont il dirigea la branche hexagonale au début des années 1960, puis à la tête de sa propre société à partir de 1986. De fait, Un homme seul est aussi une petite histoire des Trente Glorieuses, du capitalisme conquérant, d’un état d’esprit fait de chiffres, d’insouciance et de consumérisme. Beigbeder père plaça des décennies durant des hommes et des femmes aux commandes des plus grandes entreprises du CAC 40. Que reste-t-il de tout cela ? Rien, ou presque, concède le fils.
Alors, l’auteur d’Un roman français enquête et exhume l’histoire familiale et intime de ce « businessman misanthrope » au regard de « bambin mélancolique », de ce play-boy collectionnant les conquêtes féminines, de ce boomer que l’on imaginerait volontiers au cinéma sous les traits de Jean-Paul Belmondo. Avant la réussite, il y eut l’expérience de l’abbaye-école de Sorèze, pensionnat militaire catholique où la solitude, le sentiment d’abandon et les brimades forgèrent le cœur et l’âme du petit Jean-Michel.
Tintement de cloche fêlée
Frédéric Beigbeder ne plonge pas pour autant dans le pathos, le dolorisme, la psychanalyse de bazar, la psychologie à deux sous. Il n’écrit pas plus pour « venger sa race » (Annie Ernaux), sa classe ou ses propres blessures de « fils de divorcés des seventies ». Découpé en brefs chapitres, façon puzzle, Un homme seul raconte un rendez-vous manqué : « nos deux indifférences se sont croisées. Quand j’ai cessé de l’indifférer, il a cessé de le préoccuper. » L’objet du texte pour lui : rencontrer « quelqu’un que je n’ai pas connu de son vivant ». Le connaît-il mieux à l’issue du voyage ? Pas sûr. Jean-Michel Beigbeder, qui détenait des passeports au nom de William Harben (son cousin américain, agent de la CIA) était-il lui-même membre de l’agence ? Le fils se plaît à l’imaginer.
Si Frédéric Beigbeder ne néglige pas le sens de la formule qui est sa marque (« La France venait d’être libérée quand mon père fut enfermé. », « Les soins palliatifs sont le Chronopost du subclaquant. », « Vieillir, c’est remplacer les check-up par une check-list. »), il fait entendre un tintement de cloche fêlée. Celui d’un homme seul devant désormais composer avec ses doubles : « La mort de mon père me donne cette impression étrange d’être à la fois une grande personne et un petit garçon. » Jusqu’au bout, Jean-Michel et Frédéric restèrent fidèles aux enfants qu’ils furent.