La création est, depuis toujours, un élément fondamental à la survie du genre lyrique afin que ce dernier ne s’abîme pas dans une posture muséale. En commandant un opéra au compositeur français Bruno Mantovani, né il y a tout juste 50 ans, Christophe Ghristi, tout en accomplissant une mission indispensable, invite le public à un événement exceptionnel qui fera date, n’en doutons pas, dans l’histoire de la vénérable mais toujours jeune institution qu’il dirige.
Rencontre
Classictoulouse : Parlez-nous de la genèse de cet événement car recevoir la commande d’un opéra aujourd’hui n’est pas anodin.
Bruno Mantovani : En fait j’ai un attachement très fort avec Toulouse et son orchestre de longue date, un orchestre pour lequel j’ai beaucoup écrit et que j’ai aussi souvent dirigé. Mon attachement avec Christophe Ghristi est au moins aussi fort car nous avons signé un opéra ensemble, Akhmatova, alors qu’il était dramaturge à l’Opéra de Paris, opéra dont il a écrit le livret. Dès qu’il a été nommé à la direction du Capitole, il a évoqué sa volonté que j’écrive une œuvre pour ce théâtre.
C’est vous qui avez choisi le thème de votre opéra. Est-ce la lecture du livre de François Dufay qui vous a inspiré dans ce choix ?
J’ai lu ce livre il y a une quinzaine d’années, bien avant que l’idée d’en faire un opéra soit d’actualité. Mais, je dois dire que, au fur et à mesure de sa lecture, il m’est apparu que j’avais là tous les éléments d’un ouvrage lyrique : des personnages très marqués, de l’action, des contrastes, des surprises aussi. Lorsque Christophe Ghristi m’a passé commande d’un opéra, pour moi ce ne pouvait être que Le Voyage d’Automne qui, depuis le temps de sa lecture, s’était imposé à moi. Christophe Ghristi n’ayant pas le temps d’en écrire le livret, mais la question s’est posée, il m’a présenté Dorian Astor, le dramaturge actuel du Capitole.
Etiez-vous auparavant au fait même de ce voyage à Weimar ?
Avant d’avoir lu le livre de François Dufay, je ne connaissais pas les détails de ce voyage. Je savais qu’il y avait eu plusieurs déplacements dans l’Allemagne nazie d’intellectuels, français ou pas d’ailleurs, écrivains, peintres, artistes de cinéma, etc. Mais la question précise de la collaboration des intellectuels français avec le régime nazi m’était pratiquement inconnue. Il faut d’ailleurs faire attention quand on parle de collaboration car, à mon avis, il y en a plusieurs, de l’antisémite notoire à l’anti-allemand qui aime l’ordre, le passif qui ne veut pas trop se mouiller, l’anti-communiste ou anti-gauchiste, on voit bien qu’il y a plusieurs types de collaborations. Cela m’a beaucoup intéressé de mieux appréhender ce thème et cette période où la France a souffert de cette ignominie qu’est la collaboration sous quelques formes qu’elle se manifeste. Sortir d’une définition univoque afin de mieux la circonscrire et la définir est une intéressante réflexion.
Pourquoi avez-vous décidé d’en faire le sujet de votre ouvrage ?
D’abord, et je parle autant pour moi que pour Dorian Astor, ce sont ces personnalités incroyablement différentes mais toutes aussi fascinantes, que ce soit Jacques Chardonne, Marcel Jouhandeau, Ramon Fernandez et tous les autres. N’oublions pas qu’ils avaient des plumes absolument extraordinaires. Marcel Jouhandeau est un immense écrivain. Et puis, soulignons que dans le récit de ce voyage que fait François Dufay, il y a déjà tout en terme de dramaturgie : un début, un milieu et une fin, de l’amour, du sexe, des scènes intimes et aussi de grands ensembles.
Vous avez confié l’écriture du livret à Dorian Astor, dramaturge au Théâtre du Capitole. Comment avez-vous travaillé avec lui ?
Très simplement, comme quoi la vie peut être cela aussi. Avant que je commence l’écriture de mon opéra nous nous sommes vus une première fois, et la seconde fois, l’opéra était terminé. Bien sûr nous avons énormément échangé par mail entre temps. Il y a eu entre nous une sorte d’immédiateté en terme de partage de valeurs et de recherches. On voulait faire un vrai opéra assumant sa thématique tragique, avec une structure de grand opéra de répertoire. Dorian a commencé à écrire, j’ai mis ses mots en musique. Et quand je parle d’un vrai opéra, je veux dire que le genre doit montrer et non pas simplement suggérer comme le ferait une mélodie. Voyage d’Automne s’inscrit dans une certaine tradition de l’opéra, ce n’est pas du tout une sorte de concept plus ou moins approchant du genre.
Il semble que les relations entre les écrivains et leurs guides allemands aient pris parfois des tournures plus qu’intimes. Y faites-vous référence ?
Bien sûr. L’opéra est construit sous forme de flash-back. Il y a une histoire d’amour entre Marcel Jouhandeau et Gerhard Heller qui était le représentant de la culture du IIIe Reich à Paris. A plusieurs reprises, leur histoire est montrée sur scène, une histoire à laquelle est venu se joindre Hans Baumann, un jeune poète et compositeur proche de Gerhard Heller. L’opéra assume complètement de montrer que dans cet univers éminemment tragique se glisse une comédie bourgeoise qui relève de la farce et du théâtre de boulevard. Ce qu’il y a d’abject dans cette situation, c’est de voir ces écrivains préoccupés avant tout de leur égo et de leurs émois sentimentaux alors qu’autour d’eux c’est l’enfer qui se déchaîne. Ce n’est pas l’homosexualité qui est indécente, c’est cette histoire d’amour avec l’ennemi.
La distribution est bien sûr en large majorité masculine. Comment avez-vous attribué les tessitures entre les personnages ?
On a des enregistrements audio de tous les protagonistes. J’ai donc essayé de rapprocher les tessitures des timbres de voix réels. En fait le processus de travail n’a pas été très compliqué. J’ai ajouté un personnage fictif dans cette histoire, malheureusement bien réel, celui de Gertrud Kolmar, une poétesse allemande gazée à Auschwitz, véritable incarnation de la plus magnifique des puretés.
Quel instrumentarium nécessite l’orchestre de Voyage d’Automne ?
Ce n’est pas un effectif pléthorique comme dans Akhmatova. Je me suis rapproché d’un grand orchestre mozartien auquel j’ai ajouté un piano et un accordéon. Une cinquantaine de musiciens afin de garder une sorte de transparence et de légèreté.
Quelle partition cette histoire, qui tient de la tragi-comédie humaine, vous a inspirée ?
Un vrai opéra, je reviens sur cette expression, est le lieu de la diversité. C’est l’endroit où l’on peut convoquer des choses différentes au service d’un argument. J’ai donc tenté de créer des situations acoustiques ou sonores qui soient en harmonie avec les situations dramaturgiques. Il y a des moments a cappella, des déchaînements d’orchestre, un orchestre qui devient parfois un véritable personnage soliste.
Le chœur est également sollicité…
Oui car nous sommes dans un opéra « politique » et le chœur y a toute sa place. Il représente le collectif, une notion inhérente à la politique, celle du peuple. A partir du moment où l’on parle de la soumission à un pouvoir autoritaire, il est donc impossible de se passer du chœur.
Cet ouvrage est créé alors qu’une vague d’antisémitisme grandit de jour en jour en France. Comment s’extraire de cette terrible actualité ?
Je tiens à dire que ce n’est pas un opéra « d’actualité » mais que cette dernière nous a rattrapés. C’est une fresque historique, rigoureusement traitée, et je tiens à cet adverbe. Tous ces personnages ont existé et le livre de Dufay, particulièrement bien informé, fait autorité sur cet événement. C’est un spectacle et non pas un reportage pour le journal télévisé du 20h.
Après L’Autre côté qui fut créé à Strasbourg en 2006, en 2011 l’Opéra de Paris créait votre deuxième opéra sur un livret de Christophe Ghristi, consacré à la poétesse russe Anna Akhmatova (1889-1966) qui s’est singularisée en refusant les valeurs de la Révolution. Voyage d’Automne met en scène également des écrivains…
Ce qui m’intéresse ce sont les mécanismes qui conduisent au totalitarisme. Comment le peuple allemand, l’un des plus cultivés de la planète, a basculé dans cette folie meurtrière ? Là est la bonne question. Ce qu’il faut analyser c’est comment une pareille intelligence collective passe du côté de la pire des barbaries. Comment une élite intellectuelle non seulement se soumet mais est prête à collaborer. Comment l’essence même de l’artiste qui fait l’éloge de l’évasion se trouve prise dans les filets du pouvoir totalitaire. Ce sont des sujets très forts. Sans oublier le rôle du créateur dans une société. Doit-il se soumettre pour parvenir à ses fins ?
Les opéras contemporains questionnent souvent une actualité brûlante, ou du moins encore rougeoyante. A titre d’exemple : The Death of Klinghoffer de John Adams (1991), Champion de Terence Blanchard (2013), Malcolm X de Anthony Davis (1986), Dead Man Walking de Jake Heggie (2000) et, tout récemment Grounded de Jeanine Tesori. Voyage d’Automne s’inscrit-il dans cet univers de l’art lyrique tout à la fois témoin et parfois critique de son temps. Hasard ou volonté profonde quant au rôle que vous souhaitez donner à vos compositions ?
Je ne m’inscris dans aucun courant, car ce serait perdre ma liberté. Le sujet que j’aborde ici est non seulement universel mais également très intime et très profond. Mes ascendances proches sont italiennes et espagnoles, mes grands-parents ont subi des dictatures. La liberté d’expression souvent réduite dans ces régimes m’interpelle intimement. Avec Voyage d’Automne nous sommes dans une fresque historique qui, effectivement, a des échos aujourd’hui. De toute manière, même à 83 ans de distance, puisque ce voyage a eu lieu en 1941, il est impossible de s’extraire totalement de notre temps. Regardez ce qui se passe en Iran… Le sujet est toujours aussi brûlant.
Propos recueillis par Robert Pénavayre
une chronique de ClassicToulouse
> Voyage d’automne, opéra en création mondiale de l’Opéra national du Capitole