En cette soirée du 26 février, un concert événement a été parfaitement organisé par les Grands Interprètes à la Halle aux Grains de Toulouse, un concert qui est le dernier d’une série. En partenariat avec trois grands orchestres allemands, le Mahler Chamber Orchestra propose une série de concerts permettant aux jeunes musiciens de son Académie (Mahler Chamber Orchestra Academy) de jouer avec leurs aînés sous la direction d’un grand chef : Tugan Sokhiev. En quatre jours, Essen, Dortmund, Cologne et Toulouse ont pu chavirer avec ce même programme particulièrement émouvant.
Le Prélude à l’après-midi d’un faune de Claude Debussy est une courte pièce absolument magique, et tout particulièrement dans cette interprétation. La texture orchestrale diaphane, les couleurs pailletées et mélancoliques font ici merveille. Ce son reconnaissable immédiatement, Tugan Sokhiev l’obtient avec tous les orchestres qu’il dirige. Les nuances d’une très grande subtilité, les phrasés alanguis, le rubato diabolique, tout permet aux songes d’avenir. Le public ne peut que chavirer dans ce monde de pure poésie sonore qui évoque des images délicates. La flûte solo de l’orchestre mérite des éloges particuliers, la délicatesse des attaques, les longues phrases ciselées, la beauté irrésistible des couleurs, tout dans le jeu de Julia Gallego est celui d’une immense artiste. Après ce début si envoûtant, ce sont les gestes dansants de Tugan Sokhiev qui séduisent, avec des mains d’une totale liberté qui construisent un monde de pure magie. Sans baguette, et sans jamais regarder la partition qui restera fermée sur son pupitre, Tugan Sokhiev s’immerge dans ce bain sonore subtile et entraîne le public et les musiciens avec lui. C’est d’une extrême sensualité. Nous avons souvent entendu cette partition dirigée par Tugan Sokhiev et force est de reconnaître que ce soir, il est allé encore plus loin dans la liberté : cette pièce est comme improvisée, toute de liberté et de soupirs amoureux.
Puis, avec l’arrivée du violoncelliste Kian Soltani, la musique va gagner en énergie, en largeur et en rondeur. Le Concerto pour violoncelle d’Antonin Dvorak est une œuvre de sa période américaine. Elle débute avec tous les sortilèges de l’orchestre. Des amples phrases mélodiques, des nuances très élaborées et une science de l’orchestration qui semble sans limites. Tugan Sokhiev empoigne le son pour le faire exulter toujours, avec cette chorégraphie musicale si envoûtante et à mains nues. L’introduction orchestrale est majestueuse et dramatique, et s’apaise afin d’accueillir le violoncelle subtil de Kian Soltani. Son entrée est remarquable par son autorité évidente, et le dialogue qui s’installe entre le soliste, les musiciens et le chef, l’écoute mutuelle, la manière de fusionner les sons, tout apporte un air de jeunesse et de fraîcheur à cette partition si aimée du public. C’est comme une sorte de révélation de sa lumière, de sa beauté et de ses espoirs. Le fait que l’orchestre soit très fourni en cordes (les violons par 14) lui donne une saveur particulière. Bois, cuivres et percussions s‘en donnent également à cœur joie. Cette énergie partagée est enthousiasmante. Le violoncelliste, qui a des origines persanes, est d’une grande élégance de geste et de ton. Sans jamais rien de grandiloquent, Kian Soltani assume toute la largeur de la partie soliste avec de très belles couleurs et des nuances particulièrement subtiles. Sa chemise sans bouton semble lui permettre une belle liberté de mouvement. L’aisance de ce musicien est totale. C’est un violoncelliste d’une parfaite musicalité qui épouse le son de l’orchestre, avec des moments de dialogues chambristes absolument succulents (avec la flûte en particulier). Dans l’Adagio, il offre des trésors de délicatesse et de subtilités. Le final est brillant. En bis, il associe à son succès les autres violoncelles pour une adaptation émouvante de la belle mélodie « Laisse-moi seule », le public est sous le charme de cet artiste délicat et lui fait un triomphe.
Après l’entracte, Tugan Sokhiev propose son arrangement des Suites de Roméo et Juliette de Serge Prokofiev. Cette œuvre avait participé au coup de foudre avec l’Orchestre National du Capitole en 2003. Et, régulièrement, il l’a donnée en concert. Comme dans le Prélude de Debussy, la musique de Prokofiev ne fait qu’une avec la sensibilité de Tugan Sokhiev. La chorégraphie de tout son corps est d’une beauté incroyable, les mains sculptant littéralement le son. La modernité du début, cette haine entre les capulets et les Montaigus, sonne comme une horrible promesse de mort. C’est presque douloureux ce qu’il obtient de l’orchestre en termes de volume et de grincement du son. Le Mahler Chamber Orchestra répond comme un seul homme dans un engagement total. C’est vertigineux. Sans que le public puisse reprendre son souffle, les différents moments musicaux s’enchaîneront avec un véritable pouvoir d’envoûtement, personne ne pouvant résister à cette force tellurique qui vous submerge. Les violons, nous l’avons dit, sont particulièrement présents, admirable en tout. Les cuivres si éloquents sont immensément tragiques. Les bois apportent un peu de sensibilité dans ce tragique si puissant. Il est vain de chercher à décrire cette somme d’émotions, et de sentiments qui nous assaillent dans ce moment de musique si parfait. La direction de Tugan Sokhiev, d’une totale liberté, est d’une précision qui comprend et annonce tout. Tragique, mais très subtile aussi, cette partition brillante, à l’orchestration des plus audacieuses, n’a pas connu le succès immédiat comme ballet, mais les Suites pour orchestre que Prokofiev en a tirées, sont sensationnelles. Ainsi agencées, elles racontent parfaitement cette histoire si émouvante des amants de Vérone. Tugan Sokhiev apporte sa sensibilité et l’orchestre sa richesse. La perfection de ce moment musical en laisse plus d’un sans voix parmi le public, et les applaudissements s’enflent jusqu’à la frénésie. Le bis apporte un peu de grâce, avec une danse évanescente, pour finir cette soirée si bouleversante. Dans ce bis, Tugan Sokhiev ne dirige pas sur l’estrade mais fait des mines aux musiciens en dansant au milieu d’eux. Quelle belle ode à la jeunesse éternelle de la musique que voilà ! Ce dernier concert de la tournée restera pour les musiciens, et les jeunes de l’Académie tout particulièrement, assez inoubliable. Pour le public probablement aussi…
Un chef en état de grâce, un orchestre de feu, un soliste subtil, un programme savamment construit : tout a été parfait ce soir !
Hubert Stoecklin
une chronique de ClassicToulouse