Décidément les Abattoirs n’arrêtent pas de nous rincer l’œil: après Picasso et l’exil, La Dame à la Licorne et Niki de Saint Phalle, sans oublier E.R.O.S. 1959 (Histoire d’une exposition surréaliste à travers la collection Daniel Cordier), l’exposition Le temps de Giacometti (1946-1966), explore de manière inédite l’art et la vie de l’artiste dans le contexte de l’après-guerre, jusqu’à son décès en 1966. « Mêlant chefs-d’œuvre, sculptures, peintures, gravures, photographies et aussi archives, elle fera pénétrer le public dans ces années 1950 élargies, essentielles pour la compréhension des mutations artistiques et intellectuelles de l’après-guerre. » (1)
En co-organisation avec la Fondation Giacometti (2) qui fête ses 20 ans, animée aujourd’hui par une équipe de Dames passionnées: à l’étroit dans ses locaux de Montparnasse, elles vont ouvrir en 2026, dans l’ancien terminal d’Air France, aux Invalides, un grand musée de 6.000 mètres carrés au centre de Paris. On attend cet événement culturel avec impatience!
En attendant, nous découvrons aux Abattoirs quelques-unes des multiples facettes d’un artiste plasticien totalement intégré dans son temps. L’Homme qui marche, c’était Giacometti lui-même, et j’oserais dire que cette exposition est une immersion dans son « art de marcher », de ses œuvres les plus grandes aux plus petites (par le format bien sûr).
Sous la houlette éclairée d’Émilie Bouvard, directrice scientifique et des collections de la Fondation Giacometti, la scénographie percutante de Pascal Rodriguez est au diapason, ainsi que la mise en lumière de Raymond Belle, donnant à voir (comme le souhaitait Paul Eluard), caressant les sculptures sans les dissimuler dans un clair-obscur trop souvent à la mode ces dernières décennies dans les musées: les visiteurs sont tout de suite immergés dans l’univers propre à cet immense créateur.
En particulier ses représentations féminines. « Quand elle est dans la chambre et toute nue devant moi, je vois une déesse » disait-il. et ses doigts jouaient le long de la statue et c’est tout l’atelier qui vibrait et qui vivait, comme dans l’amour.
Ses femmes qu’il aimait comme des déesses m’ont toujours fasciné, m’évoquant au début les Vénus callipyges paléolithiques comme celle de Lespugue, puis les Isis égyptiennes, avant de devenir uniques sous les doigts de cet homme « fait pour triturer la terre » selon la photographe Sabine Weiss, qui leur donnait vie, leur insufflait son souffle vital comme le pensaient les Grecs anciens à propos des démiurges.
Il n’est pas étonnant qu’outre ses femmes hiératiques, son chat en mouvement, son nez, ses visages tourmentés -comme le sien, très marqué, au teint grisâtre de statue médiévale, faisant de lui un excellent sujet de portrait pour les photographes-, aient acquis une dimension immémoriale.
Il ne faut pas oublier de s’arrêter devant ses peintures, dont certaines présentes dans une salle adjacente à la nef centrale des Abattoirs, devant ces quintessences sombres de visages sur un fond abstrait, qu’elles s’appellent Rita ou Caroline en larmes:
Et je ne m’étonne pas, en voyant son autoportrait, qu’il ait pu écrire: « C’est bien plus agréable de sortir la nuit, on est juste entouré d’un profil noir sur le ciel ».
Pour mieux comprendre cette exposition et cet univers, on peut lire L’atelier de Giacometti de Jean Genet (Editions Rakuten): « C’est l’œuvre de Giacometti qui me rend notre univers encore plus insupportable, tant il semble que cet artiste ait su écarter ce qui gênait son regard pour découvrir ce qui restera de l’homme quand les faux-semblants seront enlevés… l’art de Giacometti me semble vouloir découvrir cette blessure secrète de tout être et même de toute chose, afin qu’elle les illumine. »
Et la vision de cet atelier par Jacques Dupin: « Une plante verte effrontée avait percé le mur et avait grandi dans l’espace presque un arbuste aux longues feuilles brillantes qui apporte l’air du-dehors… Un atelier comme une serre ensemencée, une tanière devenue par osmose le double de son occupant », celui à qui l’on a pu reprocher de dissimuler des statues et qui répondait: « Si elle est vraiment forte, elle se montrera, même si je la cache. »
En me posant dans la grande nef, pour éviter le syndrome de Stendhal, je me rappelle avec émotion avoir visité en 2011 le Museo Etrusco Guarnacci de Volterra, m’être longuement arrêté devant cette statuette filiforme un bronze, datant du IIIe siècle av.J-C, surnommée par Gabriele d’Annunzio L’Ombra della sera, L’ombre du soir; et de l’avoir retrouvée à l’exposition Giacometti et les Étrusques la même année, à La Pinacothèque de Paris, à côté d’une Femme debout, ces deux sculptures, longilignes, mystérieuses et sensuelles, dialoguant à travers les siècles.
Peut-être est-ce la même Femme debout que j’ai sous les yeux, à côté d’un homme qui marche…
Ce n’est pas un hasard si Giacometti a inspiré des philosophes comme Sartre ou des dramaturges comme Samuel Beckett, mais aussi des poètes, créant des livres d’art avec René Char (Le visage nuptial (NRF coll. Poésie/Gallimard), ou Paul Eluard, (Palmier et oiseau en vol), illustrant magnifiquement le fameux « ut pictura poiesis; comme la peinture, la poésie » de l’Art Poétique du latin Horace.
Plus près de nous, Michel Ménaché avec ses Fantômes de Giacometti, lui a emprunté dans son graphisme ses silhouettes longilignes pour lui rendre hommage:
I
L’érosion du siècle
a travaillé son visage
avec les burins
de la barbarie
L’homme qui marche
n’a pas cédé le pas
aux fossoyeurs déments
de la lumière
mais la silhouette
s’est allongée
de toute la fureur
rentrée
comme les os
sous cette peau
de chagrin
ravagée
par la
faim
Giacometti cherche
le squelette
dans l’être
il voit à travers
se voit lui-même
à l’épreuve du vivant
résistance des muscles
en orbite autour de l’œil
Tout ce que le ciseau
de l’artiste arrache
à la matière
ce sont les cellules
les neurones
dont le corps s’allège
au fil des ans
L’âge se mesure
à la part manquante
seule l’expérience
demeure
scarifiée
dans les chairs
L’homme qui marche
creuse pas à pas
son tombeau intérieur
avec l’acharnement à vif
que les tressaillements
dessinent sous la peau
II
Un chien de fin du monde
un chien d’apocalypse
un chien qui va droit devant
après l’hécatombe
un chien au ventre défait
un chien vidé de sa rage
un malheur de chien
perdu dans le néant
des ombres
qu’autrefois on nommait
les hommes…
Francis Leder a composé pour lui une Villanelle:
Invention et esprit concentrés dans ses mains,
Giacometti offrit au monde des sculptures
Au visage émacié, si ressemblant au sien !
Toute sa vie durant, il a sculpté et peint,
Cette passion, ce feu, fut sa seule aventure,
Invention et esprit concentrés dans ses mains.
Il a tout pratiqué : le crayon, le fusain…
Il fit également d’immortelles peintures
Au visage émacié, si ressemblant au sien !
Surréaliste un temps, figuratif enfin,
En recherche toujours, loin de toute posture,
Invention et esprit concentrés dans ses mains,
Dans la glaise au couteau, dans le marbre au burin,
De la matière inerte, il sortit des figures
Au visage émacié, si ressemblant au sien !
De génies comme lui, le monde n’est pas plein !
On ne confond jamais sa patte, sa facture,
Invention et esprit concentrés dans ses mains,
Au visage émacié, si ressemblant au sien !
Selon Jacques Prévert, qui l’a bien connu, « Comme tous les gens qui font quelque chose de vrai ou qui obéissent à une nécessité, à la fois le plaisir, à la fois autre chose, c’est son portrait qu’il faisait. Même quand il prenait un autre ou une autre pour modèle (…) c’est un univers qui est sorti, qui a les pieds sur terre et qui est extraordinaire et qui n’attire pas seulement les spécialistes -je veux dire les esthéticiens, les connaisseurs. Non, là les enfants eux-mêmes s’arrêtent et regardent ses êtres. Ce sont des êtres, quoi. Il savait faire des êtres…»
Homme qui marche II
Et je ne m’étonne pas non plus que cet homme qui marche, cette sculpture en bronze créée en 1956, ne laisse pas d’émerveiller des générations, inspirant par exemple un poème à Hugo, élève de CM2, promotion 2013/2014:
Il marche vers le passé,
Il marche vers le futur.
Personne n’en est vraiment sûr.
Le buste légèrement incliné,
Il commence à marcher.
Les pieds surdimensionnés,
Il avance avec difficulté.
Il marche depuis des heures
Et se dirige vers un monde meilleur.
Personnellement, j’aurai bien aimé écrire un Poème pour sa femme-cuillère de 1956-1957, comme suggéré par la Fondation Giacometti, car cette petite forme surprenante réveille aussi des échos dans les œuvres « classiques » africaines associant la représentation féminine à un simple ustensile indispensable comme les cuillers-sculptures, devenant alors ventre enceint.
Mais je me contenterai de ces quelques vers maladroits écrits à la Fondation Beyeler de Bâle en 2009 où une salle lui est dédiée:
Ce chien ce chat et tous ces hommes qui marchent
Ces femmes nues étrusques ou égyptiennes
Le nez de Pinocchio suspendu dans l’espace
Filiformes statues qui à un fil ne tiennent.
Cuisses grandes ouvertes allongée dans l’herbe
Face aux nymphéas qui se reflètent dans l’eau
Une naïade blonde offre son ventre imberbe:
Je suis l’homme qui chavire dans ce beau bateau.
Ô temps suspends ton vol !
Pour en savoir plus:
1) Cette exposition fera pénétrer le public dans ces années 1950 élargies, essentielles pour la compréhension des mutations artistiques et intellectuelles. Elle est composée essentiellement grâce aux prêts de la Fondation Giacometti, qui conserve les œuvres que l’artiste a gardées avec lui toute sa vie. Elle rassemble une centaine d’œuvresemblématiques telles que La Femme au chariot (vers1945), La Cage (1950), L’Homme qui marche II (1960), la Grande Femme I (1960), ou encore un ensemble de peintures, des dessins sur revue, des photographies ainsi que des archives, afin de brosser une vaste fresque de l’artiste comme un acteur du monde de l’après-guerre, par ses créations, ses liens avec le monde intellectuel et artistique, ses expositions et ses écrits. Prolongeant l’exposition, une partie contemporaine provoque des rencontres entre Giacometti et des artistes d’aujourd’hui autour de la déambulation de la figure de « l’Homme qui marche », interrogeant ses chutes et ses espoirs actuels. La Fondation Giacometti prête plus de quatre-vingts œuvres aux Abattoirs de Toulouse pour replonger dans le contexte de l’après-guerre qui marque la fin de la vie de l’artiste suisse.
2) La Fondation Giacometti, riche de plus de 5000 œuvres, veille à la conservation, à l’authentification, à la préservation et à la diffusion de ses œuvres. Les projets d’exposition sont nombreux à travers le monde de Copenhague à Lisbonne, en passant par Paris bien sûr avec celle consacrée par L’Institut Giacometti à l’œuvre iconique de l’artiste, «Le Nez». s (pas celui Cyrano, quoique…), y compris en hologramme, ce qui ne manque de piquant.
Le Nez exposition jusqu’au 7 janvier 2024
INSTITUT GIACOMETTI
5 Rue Victor Schoelcher
75014 Paris
Alberto Giacometti Le Nez, 1949 Bronze 81,2×78,1×38,5 cm Justin Sun Collection
Poursuivant son exploration de l’œuvre d’Alberto Giacometti, l’Institut Giacometti réunit toutes les versions du Nez, œuvre retravaillée pendant plusieurs années par l’artiste. L’une d’entre elles, trop fragile pour être déplacée, sera présentée grâce à un dispositif virtuel, introduisant une forme de médiation expérimentale.
Sont rassemblés autour de ces œuvres exceptionnelles des sculptures, dessins et des archives qui mettront en évidence les multiples facettes et interprétations d’une des œuvres les plus énigmatiques d’Alberto Giacometti.
https://www.fondation-giacometti.fr/