Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre injustement méconnu.
On l’a peut-être oublié, mais bien avant de collectionner les honneurs littéraires (des Causes perdues, prix Interallié 1999, à Rouge Brésil, Goncourt 2001), l’académicien Jean-Christophe Rufin fit carrière dans l’humanitaire dans les rangs de Médecins sans frontières dont il fut vice-président, d’Action contre la faim ou de la Croix-Rouge française. C’est encore à ce domaine qu’il consacra ses premiers livres comme Le Piège humanitaire en 1986. D’ailleurs, la question humanitaire n’allait pas tarder à devenir une « gâchette », le prétexte à des interventions militaires qui prendraient le nom de « guerres humanitaires » au nom du droit d’ingérence.
Check-point, publié en 2015, illustre à sa façon et à hauteur d’homme certains dilemmes du «piège humanitaire» dans lequel se retrouvent des ONG : peut-on se contenter d’aider des populations civiles quand elles sont menacées dans leur existence même ? Ne doit-on pas enfreindre des règles quand des vies innocentes sont en jeu ? Rufin met en scène ici cinq humanitaires français d’une association lyonnaise chargés d’amener deux quinze tonnes remplis de vêtements et de médicaments vers une petite ville de Bosnie centrale afin de secourir des civils musulmans bosniaques réfugiés dans un site minier. Nous sommes en 1995 et le conflit sanglant qui se déroule en Bosnie-Herzégovine, république sécessionniste de l’État fédéral yougoslave, est en train de basculer.
Sous la pression de l’Occident et des Etats-Unis, les ex-ennemis Bosniaques et Croates sont en passe de s’allier afin de faire front commun contre les Serbes. À travers ces territoires en forme de puzzle qui peuvent changer de camp d’un jour à l’autre, il faut faire face aux rudesses de l’hiver, à une géographie tourmentée, aux armées respectives et aux milices locales tenant des check-points où la situation risque de dégénérer à chaque instant.
La haine du prochain
Du côté des humanitaires, entre Lionel, responsable attitré du convoi, Maud dont les vingt-et-un ans sont encore gage d’idéalisme, deux anciens Casques bleus qui servirent six mois dans la région et le mystérieux Vauthier va s’instaurer un climat de rivalité sur fond de double jeu. Jean-Christophe Rufin, qui fut sur place au moment du conflit, reconstitue sans pesanteur quelques-unes des particularités des guerres en Bosnie où, loin du médiatique siège de Sarajevo, on se battait pour une maison, un champ, un village, au milieu d’enclaves et de populations imbriquées avant que les opérations de « nettoyage ethnique » ne fassent leur sanglante œuvre. Surtout, il cerne l’essence même de la guerre civile, c’est-à-dire la rivalité mimétique et l’exacerbation des petites différences car « Pour haïr, il faut quelqu’un de semblable » : « C’est la haine à l’état pur. Le pire, c’est que ces gens-là étaient des voisins avant la guerre. Ils vivaient ensemble depuis des siècles. Et pour nous, ce sont exactement les mêmes. Ils parlent la même langue, ils ont la même tête, les mêmes vêtements, sauf que les réfugiés ont tout perdu et qu’ils ont l’air plus misérables. »
Pour autant, ce roman d’aventures charrie des motifs dépassant le cadre bosniaque. Le besoin d’engagement, le romantisme de l’action, l’idéalisme ont toujours été de puissants leviers et les personnages de Check-point s’inscrivent à leur tour dans une épopée dont ils rêvent d’être les héritiers : « La geste héroïque du Biafra, les missions clandestines au Kurdistan, le périple des volontaires à travers les cols enneigés de l’Afghanistan occupé par les Russes pendant la guerre froide étaient devenus dans les ONG des sortes de légendes qui renvoyaient aux temps héroïques. Les plus jeunes avaient le regret d’arriver trop tard, à une époque où les missions étaient devenues moins aventureuses et plus organisées. »
« Il y a dans ce passé déjà lointain un peu de notre présent et, je le crains, beaucoup de notre futur », écrit Rufin dans la postface à propos de cette Yougoslavie où les identités nationales, ethniques, religieuses devinrent folles. On peut le craindre en effet, mais aussi se consoler avec l’image de regards amoureux échangés dans le décor improbable d’un four à charbon où se blottit une famille de réfugiés. Image que l’on n’oublie pas, lueur d’espérance dans les ténèbres qui fut à l’origine de ce roman à la beauté sèche.