Le 5 mai dernier, l’Orchestre national du Capitole animait un véritable défi. La Halle aux Grains de Toulouse affichait une partition hors norme inspirée au chef d’orchestre invité Joseph Swensen par l’une des œuvres les plus démesurées de tout le répertoire lyrique. L’Anneau du Nibelung, autrement dit la Tétralogie de Richard Wagner, décrit un monde peuplé de nains, de géants, de dieux. Ce monde de conflits, d’amour, de haine déroule sa saga suivant une succession de quatre opéras que Joseph Swensen a « concentrés » en une seule soirée. L’expérience a recueilli une ovation enthousiaste de la part d’un public stupéfait !
Composée pour orchestre et trois chanteurs seulement, cette Odyssée du Ring ambitionne de résumer en deux heures trente environ, les quinze ou seize heures de cette Tétralogie originale. L’imagination de Joseph Swensen a ainsi créé en quelques mois un condensé de l’œuvre que Richard Wagner a passé presque trente ans à composer ! A l’écoute, l’auditeur-spectateur tant soit peu familier de l’univers de Wagner, retrouve dans cette Odyssée les caractéristiques de la partition originale. Un soin particulier est apporté au respect de l’orchestration et surtout à celui du balisage des fameux « leitmotive ». Ces thèmes conducteurs qui caractérisent les personnages, les objets, les lieux, les idées, les émotions participent à la compréhension même de la progression du drame.
Les quatre opéras qui composent cette saga sont ici tous résumés avec intelligence et sensibilité. On admire en particulier le choix des épisodes qui se succèdent, l’habileté des transitions qui les relient et surtout le respect de la partition originale. On ne détecte que peu d’aménagements de sa musique.
Le célèbre chef américain Leopold Stokowski s’était jadis attaché à arranger pour le seul orchestre symphonique quelques-uns des opéras de Wagner et en particulier ceux qui composent le Ring. Joseph Swensen, quant à lui, a tenu à ce que les voix primordiales soient présentes. Une soprano et un ténor occupent l’essentiel de cette partie vocale avec également les courtes interventions d’une basse.
Comme dans l’œuvre originale, le drame naît des profondeurs du Rhin, le fleuve mythique de toute la saga. Le prélude de L’Or du Rhin, s’élève peu à peu des cordes graves jusqu’à l’apparition du thème de l’or qui rutile au sein du pupitre des cors et des fameux tuben, ces instruments hybrides aux douces sonorités, inventés par Wagner. La domination des cuivres, aux somptueuses sonorités, devient peu à peu une des caractéristiques du ressenti sonore de toute la soirée. Parfois au détriment des cordes, reconnaissons-le. C’est d’ailleurs pour rétablir un certain équilibre entre vents et cordes que Wagner a conçu, dans son Festspielhaus de Bayreuth, une fosse d’orchestre qui s’enfonce profondément sous la scène, les cuivres et les percussions occupant la partie la plus éloignée de son ouverture. Une ouverture d’ailleurs couverte par un abat-son. Ce dispositif acoustique, inventé par le compositeur, a pour but d’éviter que les voix soient noyées par l’orchestre.
Le chant n’apparait pas dans le résumé de L’Or du Rhin qui se conclut sur un spectaculaire éclair symbolisé par le choc d’un impressionnant marteau de bois, préfigurant peut-être celui qui conclut la Symphonie n° 6 de Gustav Mahler !
Ce final s’enchaîne sans interruption sur le thème de la fuite de Siegmund, prélude de La Walkyrie. Le premier acte de ce deuxième épisode est largement développé avec l’essentiel du duo Siegmund-Sieglinde. La soprano Christiane Libor déploie ici un timbre bien projeté aux élans lyriques convaincants. Christian Elsner de sa voix de ténor grave incarne bien le héros malheureux au destin tragique. Quelques aigües, ici un peu bas, trouveront leur juste place au fur et à mesure de la représentation. La fièvre dramatique qui conclut cet acte motive la première interruption de la soirée. Après un deuxième acte peu développé, la fameuse Chevauchée des Walkyries est vocalement animée par Christiane Libor. La soprano se charge avec énergie et courage d’incarner vocalement les huit guerrières, délivrant ainsi avec héroïsme les fameux cris si attendus ! L’acte s’achève sur une brève intervention du dieu Wotan incarné ici par la basse Damien Gastl.
La seconde partie de la soirée s’ouvre sur une synthèse assez ramassée de l’opéra Siegfried. Le prélude inquiétant est suivi d’une évocation poétique des Murmures de la forêt. Elle se poursuit par celle, angoissante, du dragon Fafner. Le réveil de Brünnhilde, déclamé avec lyrisme, conclut ce bref résumé de l’œuvre.
Le Crépuscule des dieux, qui conclut cette Odyssée, est de loin le plus développé des quatre épisodes. Il s’ouvre sur l’héroïque duo entre Brünnhilde et Siegfried, ardemment défendu par les deux protagonistes et couronné par un impressionnant contre-ut de la soprano.
Les deux interludes orchestraux, le Voyage de Siegfried sur le Rhin et la très dramatique Marche funèbre prennent toute leur place dans cette évocation finale. On admire au passage les performances des musiciens solistes, en particulier le cor, la trompette, le trombone, la flûte, le hautbois, le cor anglais… Le défilé des leitmotive résume la succession tragique des événements. Mais entre ces deux passages orchestraux, le Chœur masculin du Capitole dialogue avec la haine déguisée puis agissante de Hagen portée par Damien Gastl. Christian Elsner traduit ensuite avec émotion la mort de Siegfried.
Le voyage tétralogique se conclut sur l’immolation de Brünnhilde, cette scène finale de la saga qui transfigure le personnage devenu témoin cosmique. Christiane Libor réalise là une véritable performance vocale. Son chant désespéré et extatique lutte avec énergie contre un orchestre déchaîné. Si déchaîné que les dernières paroles de Hagen à la poursuite de l’anneau se fondent dans l’explosion finale.
Si l’on peut parfois regretter le déséquilibre entre cuivres et cordes, d’une part, et entre l’orchestre et les voix, d’autre part, on admire le choix des tempi, l’impressionnante énergie qui anime la direction de Joseph Swensen, son sens des contrastes, le lyrisme, parfois touchant, parfois désespéré, qui imprègne sa direction passionnée.
Saluons l’audace de l’entreprise qui donne à découvrir en une soirée l’œuvre titanesque du magicien de Bayreuth, audace abondamment applaudie par le public qui a répondu nombreux à l’offre musicale.
Serge Chauzy
une chronique de ClassicToulouse