Le retour à Toulouse de la prodigieuse pianiste portugaise s’est déroulé devant un public nombreux et, à juste titre, enthousiaste dans un programme musical original et magnifiquement défendu. Insérer Claude Debussy entre Franz Schubert et Ludwig van Beethoven représentait une sorte de défi que l’interprète a mené avec la profonde sensibilité qu’on lui connaît, mais aussi avec une énergie lumineuse.
On sait que Maria João Pires, née à Lisbonne, n’avait que 7 ans lorsqu’elle fit sa première apparition en public en jouant un concerto de Mozart, un compositeur dont elle est toujours restée proche tout au long de sa carrière. Au cours de sa dernière apparition toulousaine, le 29 novembre 2018, c’est avec la jeune pianiste Lilit Grigoryan qu’elle avait précisément revisité Mozart. Elle a su élargir son répertoire au cours d’une carrière riche de rencontres musicales lors de ses concerts de musique de chambre ou en compagnie de grands chefs d’orchestre. Dans ses récitals solitaires, Maria João Pires installe un climat particulier qui mêle une extrême sensibilité et un sens aigu de l’architecture des œuvres qu’elle aborde. En un certain sens, on peut affirmer que la pianiste est avant tout une profonde et authentique musicienne.
Son récital du 17 avril dernier s’ouvre sur une de ces sonates de Schubert qui mêlent avec finesse une certaine grâce légère et les ombres du doute. Contemporaine de son fameux quintette La Truite, cette Sonate en la majeur D. 664, qualifiée de « petite sonate » par opposition à la « grande » D. 959, recèle des trésors de non-dit que l’interprète sait détecter et suggérer. Car son jeu possède un naturel, un sens spontané, mais néanmoins réfléchi, de la moindre nuance. Témoin d’une tendresse innée de l’écriture, l’Allegro moderato démarre dans un climat de sérénité joyeuse. La pianiste évoque dans l’Andante un climat de douleur cachée comme issue d’un lied du Voyage d’Hiver. L’esprit de danse habite le final Allegro revenu à une joie légère.
Dans les quatre volets de la Suite bergamasque de Debussy, composée en juin 1905, Maria João Pires ne se contente pas de tisser des liens, souvent évoqués à leur propos, avec la peinture galante comme celle de Watteau. Elle analyse avec subtilité la poésie des mouvements animés comme le Prélude, le Menuet et le Passepied final. Au cœur de l’œuvre, le célèbre Clair de lune resplendit dans des couleurs et des tonalités rêveuses, avec un sens aigu de la forme, sans que le propos ne s’alanguisse à aucun moment. Le naturel avant tout !
La Sonate n°32, en ut mineur, opus 111, la dernière composée par Ludwig van Beethoven, occupe toute la seconde partie. Considérée par le grand Thomas Mann comme « L’adieu à la sonate » en tant que genre musical, il s’agit là de l’ultime confidence du compositeur à une forme qu’il a développée tout au long de sa vie créatrice. Si elle ne comporte que deux mouvements, c’est peut-être pour laisser la porte ouverte à « la fin du temps », comme l’a évoquée dans un autre style Olivier Messiaen. La pianiste aborde le Maestoso – Allegro con brio ed appassionato (les précisions d’un tel titre en disent long sur la complexité de ce volet) comme un combat dramatique. Elle en expose les éclats avec une énergie impressionnante. La construction de tout ce mouvement resplendit clairement dans un jeu digital acéré, intense d’une élaboration réfléchie et convaincante de chaque instant. Avec l’Arietta aux multiples facettes, l’interprète parcourt un chemin d’une haute spiritualité. Son jeu éclaire la complexité croissante de la forme choisie par le compositeur. La succession des variations prend un relief étonnant dans la continuité de l’expression. On remarque au passage l’intensité du traitement réservé à cette fameuse variation animée d’incroyables accents jazzistiques, comme une stupéfiante prémonition du compositeur ! L’œuvre s’achève sur cette géniale fusion du son avec un silence que tout l’auditoire prolonge pendant de longues secondes.
Le “miracle” @MJPires à la #HalleauxGrains de #Toulouse. Bonheur musical absolu. Un concert @GdsInterpretes. pic.twitter.com/2g6t2wvADz
— Thierry d’Argoubet (@T_d_Argoubet) April 17, 2023
Cette expérience appelle peu à peu une salve d’applaudissements enthousiastes qui ressemble à un remerciement. Au point que la musicienne retourne à son clavier pour une série de deux bis. Elle prolonge son immersion dans le monde de Beethoven avec l’atmosphère apaisant de l’Adagio cantabile de sa « Sonate pathétique ». Puis elle retrouve le monde de Debussy avec son Arabesque n° 1, et ses lumineux scintillements.
Une ovation debout du public salue cette rencontre musicale pleine d’émotions.
Serge Chauzy
une chronique de ClassicToulouse