Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre injustement méconnu.
Il a fallu attendre près de quarante ans pour que ce chef-d’œuvre de la littérature italienne près soit traduit en français, mais cela valait la peine d’attendre. Nous sommes à Rome à la fin des années 1960. Le narrateur, Leo Gazzarra, a trente ans, mais semble avoir un siècle. Vivotant de piges, notamment dans une improbable revue médico-littéraire, il promène son à-quoi-bonisme et son mal-être avec une élégance altière. Ne le secouez pas, il est plein de larmes. « Never explain, never complain » pourrait être la devise de cet indolent confessant : « J’ai eu mes cartes en main et je les ai jouées. » Faire carrière, gagner de l’argent et se marier ne l’a jamais effleuré. Le soir, il fréquente des mondains, des intellectuels, des artistes, des snobs et des fêtards qui masquent leur désespoir dans des frasques de potaches. A l’image de son ami Graziano persuadé d’appartenir « à une espèce disparue ». Ces deux rescapés de guerres jamais menées se lancent dans l’écriture d’un scénario : Les Derniers des Mohicans.
Puis, il y a la rencontre avec Arianna, jeune femme excentrique à la beauté magnétique dont le sourire « isolait la personne à qui il était adressé, l’élevant vers des sommets jugés jusque-là inatteignables. » Elle ne refuse jamais un verre : « N’importe quoi pourvu que ça fasse plus de quarante degrés. » Cela tombe bien, il cultive la gueule de bois comme un antidote aux déceptions de l’existence. Elle trouve que le nom de Leo Gazzarra évoque des batailles perdues et regrette les bonheurs simples dont le progrès nous a privés. Entre ces deux-là, il y aura des silences, des lits défaits, des vieilles chansons, des vêtements froissés, des retrouvailles manquées.
Désenchantement lumineux
A pied ou au volant de sa vieille Alfa, Leo parcourt Rome. Il fait corps avec la ville, ses lumières, ses saisons. L’anti-héros de Dernier été en ville a quelque chose de ceux de La Dolce Vita de Fellini et du Feu follet de Drieu. On parierait aussi que Paolo Sorrentino s’est inspiré du premier roman de Calligarich pour La Grande Bellezza. On lit lentement cette déambulation au désenchantement lumineux pour faire durer le plaisir.
On ne voudrait pas quitter Leo, mais Leo va nous quitter. On le laisse alors avec ses songes fragiles et beaux : « Je pense à toutes les choses irréalisées, aux enfants mort-nés, aux anges, aux amours seulement imaginaires, aux rêves écrasés par l’aube, et je pense aux choses mortes pour toujours, aux génocides, aux arbres abattus, aux baleines exterminées et à toutes les races éteintes. Je pense au premier poisson qui survécut à l’abandon des eaux, en se débattant et en nous engendrant. Je pense que tout conduit à la mer. La mer qui accueille tout, tous les êtres qui n’ont jamais réussi à naître et ceux qui sont morts pour toujours. Je pense au jour où le ciel s’ouvrira et où, pour la première fois ou encore une fois, ils retrouveront leur légitimité. » On espère ne pas attendre quarante ans pour découvrir les autres romans que Gianfranco Calligarich a écrits après ce coup de maître.
Le Dernier été en ville – Gallimard