On ne présente plus à Toulouse le grand pianiste Bertrand Chamayou, natif de la Ville rose. Sa carrière internationale particulièrement brillante ne l’empêche jamais de se produire dans sa cité de naissance où il reçoit toujours un accueil chaleureux d’un public fier de son talent et de sa réussite. Le 29 septembre dernier, dans le cadre du 43ème festival Piano aux Jacobins, il présentait un programme musical d’une impressionnante cohérence.
La composition d’un programme de concert obéit à de multiples critères. A l’évidence, celle du récital donné le 29 septembre à la Halle aux Grains a été mûrement pensée par Bertrand Chamayou. Le fil rouge des quatre étapes de ce voyage musical est centré sur l’évocation du sacré. La grande virtuosité qu’exige l’exécution des pièces réunies ce soir-là représente en quelque sorte l’outil de son expression.
Le pianiste toulousain aime à se lancer des défis. On se souvient qu’en 2011, au cours du 32ème festival Piano aux Jacobins, il n’avait pas hésité à programmer sans complexe l’exécution intégrale dans la même journée des trois Années de Pèlerinage de Franz Liszt ! Il a choisi cette fois d’instaurer un dialogue entre trois compositeurs proches par l’esprit, Wagner, Liszt et Messiaen.
Intitulée « Feierlicher Marsch zum heiligen Graal aus « Parsifal » », la Marche solennelle vers le Saint-Graal de Parsifal, de Franz Liszt, d’après les thèmes du dernier opéra de Richard Wagner se présente plutôt comme une paraphrase sur la musique de Parsifal que comme une transcription note à note. L’interprétation de Bertrand Chamayou en dégage les thèmes essentiels tout en soulignant avec profondeur la dualité entre solennité et souffrance.
Cette pièce étrange et sombre s’enchaîne directement sur deux extraits de la 1ère Année de Pèlerinage du même Franz Liszt. La fluidité du jeu du pianiste parcourt toute la pièce intitulée Orage Avec la célèbre Vallée d’Oberman, Liszt déchaîne ce délire des doigts qui caractérise son écriture virtuose. Bertrand Chamayou en exploite toute la folie diabolique possible. Le public, qui jusque là gardait le silence, respectant ainsi les enchaînements visiblement souhaités par le pianiste, ne peut plus retenir son enthousiasme !
L’interprète aborde ensuite deux extraits des Vingt regards sur l’enfant Jésus, ce cycle légendaire d’Olivier Messiaen dont Bertrand Chamayou vient de réaliser un enregistrement d’une exceptionnelle beauté. La première pièce, Regard de l’Esprit de joie, prolonge d’une certaine manière l’atmosphère effervescente de la Vallée d’Obermann. La virtuosité lisztienne se retrouve ici, avec cette explosion de couleurs qui caractérise l’écriture du compositeur. On sait que Messiaen, affecté de synesthésie, ce phénomène neurologique qui associe fortement sons et vision colorée, voyait en chaque accord musical un déploiement de couleurs. Ce déploiement, l’interprète l’adopte ici avec éclat.
Le deuxième extrait, Première communion de la Vierge, n’est abordé qu’après un entracte ménagé comme un espace de méditation. Cet épisode très différent frémit comme une dentelle dans le vent. Les contrastes sont habilement soulignés par le pianiste dont le jeu traduit le propos mystique grâce à un phrasé raffiné et néanmoins comme spontané.
La dernière étape du voyage nous ramène chez Liszt avec deux autres extraits des Années de Pèlerinage, la deuxième du nom. Avec les Trois sonnets de Pétrarque (les n° 47, 104 et 123), initialement écrits pour voix et piano, Liszt décrit poétiquement une relation amoureuse, avec ses hauts et ses bas, comme celle qui le lie avec sa compagne du moment, Marie d’Agout. Dans un style qui ne cache pas sa filiation avec les Nocturnes de Chopin, ces trois magnifiques chants d’amour s’enchaînent tout naturellement. Le programme s’achève sur l’une des pièces les plus virtuose de cette Deuxième Année de Pèlerinage, Après une lecture de Dante. Inspirée de la lecture du célèbre poème épique de Dante Alighieri, la Divine Comédie, elle est considérée comme l’une des pièces les plus difficiles du répertoire pianistique. Les nuances les plus extrêmes y sont exploitées par le compositeur-pianiste. Bertrand Chamayou s’approprie la partition avec un panache et une profondeur expressive saisissantes.
Ce feu d’artifice déchaîne une acclamation irrésistible de tout le public. Les applaudissements enthousiastes « obligent » l’interprète à revenir sur scène et à prolonger la soirée. Il le fera à pas moins de quatre reprises !
S’adressant à la salle, Bertrand Chamayou dit son bonheur de se retrouver à Toulouse parmi les siens. Il évoque l’émotion qui fut la sienne lorsque, tout jeune, il croisa la route de ce grand habitué de Piano aux Jacobins que fut Vlado Perlemuter. En son honneur il joue une série de pièces de Maurice Ravel, en rappelant que Perlemuter rencontra le compositeur basque et bénéficia de ses conseils. Commençant par le poétique Jeux d’eau, cet épisode ravélien se poursuivit avec l’effervescent Alborado del gracioso puis la sereine Pavane pour une Infante défunte. L’insistance infatigable du public l’incite finalement à revenir à Franz Liszt avec sa bouillonnante Tarentelle, extraite du triptyque Venezia e Napoli.
Saluons la générosité infatigable de cet enfant de Toulouse, prophète en son pays !
Serge Chauzy
une chronique de ClassicToulouse