English version here
Dans une actualité photo toulousaine bien dense en ce printemps chahuté, deux expositions viennent d’ouvrir, qui tracent à leur manière un chemin vers cette nécessité d’écriture et de création – ici par l’image – qui amplifie l’expérience de la vie.
Episode 2 :
ÁPEIRON, de Dimitra DEDE
à la galerie du Château d’eau jusqu’au 15/05/2022
Une photo réussie ! Mais de quoi parle-t-on ?!
D’un visuel sophistiqué, issu d’une technologie dernier cri gavée de pixels et de pré-réglages sur capteurs … de parfois rien ? Heureusement, grâce au flair et au courage de certain.e.s galeristes et maisons d’édition, il s’agit plus souvent d’une image capturée puis transformée, quelle que soit la technique, pour devenir la correspondance – aboutie ou toujours en question – entre un monde qui nous est commun et l’intime d’un.e artiste sincère. Une subjectivité assumée que l’on retrouve chez des photographes tels que Martin Bogren, Gaël Bonnefon, ou Arno Brignon, pour ne citer que quelques familiers des cimaises toulousaines.
« Ce que vous faites sait ce que vous êtes, sait vous. » écrivait le psychanalyste Jacques Lacan.
En photo aussi.
[lire en musique? cliquez ici]
Les images de Dimitra Dede expriment tout cela comme dans un souffle, une vision fugitive qui ouvre sur un espace tantôt refuge, tantôt tourment. De prime abord, la tonalité des photographies enveloppe le spectateur dans une atmosphère peut-être perçue comme déroutante en l’absence de repères figuratifs. Contours indéfinis, fine palette de gris, lignes et courbes en fusion, mélange de textures au grain affirmé composent lentement une dynamique du flottement, accentuée par le dispositif d’encadrement où les photos, tirées sur papier fine art japonais *, sont détachées du fond, paraissent en suspension dans le cadre. Alors dans quel monde sommes-nous ?
Dimitra s’en explique :
Mon travail reflète exactement mes pensées intimes, faites de sentiments, d’émotions, de questionnements et de forces que je tente d’exprimer le plus sincèrement possible.
Le titre de l’exposition (et du livre) résume parfaitement cet univers singulier. Le terme Άpeiron vient du grec ancien, et désigne, selon le philosophe et savant grec pré-socratique Anaximandre, « le principe originel, source, réceptacle de tout, éternel et indestructible, la cause complète de la génération et de la destruction de tout » (Wikipedia). Initialement, c’est l’éditeur de Dimitra qui voit dans ce terme la représentation de toute sa photographie. Celle-ci ne peut qu’approuver :
Il y a cette idée fondamentale derrière sans doute tout mon travail de l’expression d’une quête intérieure. Nous provenons d’une nébuleuse sombre et inconnue, et nous y retournons. Dans l’intervalle, il y a ce flash de lumière – la vie – que nous abordons incultes, désorientés, et à laquelle nous tentons de trouver une raison, une direction.
Pour coller à cet univers personnel, la réalisation de l’imagerie est basée sur un processus intuitif, mélange de photographie, de peinture, et de produits chimiques. Le résultat n’est évidemment pas complètement contrôlable, mais il s’avère pourtant fertile pour Dimitra, qui accueille autant les surprises que les accidents :
Lorsque je regarde un négatif ou un tirage, la représentation de l’image telle qu’elle « devrait être » au final me vient presque automatiquement à l’esprit. Je travaille ensuite dans cette direction, même si je peux parfois changer d’avis et reprendre la réalisation. Telle est globalement mon approche.
L’exposition – créée à Naples en octobre 2021 à la Spot Home Gallery de Cristina Ferraiulo (présente au vernissage à Toulouse) regroupe une sélection de photographies issues des livres Mayflies** (2019 ) et du plus récent Ápeiron (2021). Inaugurée le 7 avril dernier à la Galerie du Château d’eau à Toulouse, c’est la première exposition de Dimitra Dede en France.
Comme l’observe Christian Caujolle, conseiller artistique à la Galerie du Chateau d’eau, lors de son mot d’accueil, la disposition même de l’accrochage nourrit une dynamique singulière, constellations alternant cadres noirs et blancs, un noir et blanc dominant les images, ponctué de rares compositions en couleurs. Chaque lieu d’exposition appelle l’élaboration d’un parcours réfléchi dans un dialogue fécond entre l’artiste, les galeristes – et bien sûr l’éditeur dans le cas du livre. A Toulouse, l’agencement subtil construit plus qu’un parcours : une fine scénographie aimantée par la composition de petits cadres disposés tout au fond de la galerie et qui force le contact rapproché. Le cheminement dans l’exposition ainsi polarisé évoque un récit dramatique aspirant, dont on brûle de lire les dernières pages. Mais ici point d’épilogue ni de coup de théâtre.
Immersion, affleurement, accident, flottement qu’on dirait in utero, impermanence, vulnérabilité, jaillissement, mélancolie, échappée atmosphérique, refuge, glissement, temps à jamais perdu, … les mots, ou plutôt les sensations se bousculent dans notre esprit. Une séduction primale opère à un moment du parcours. Une sorte de confusion s’installe, mais une confusion fertile, propice à l’accueil de toutes sortes d’émotions à chacun les siennes. Et on peut souhaiter y demeurer, lentement connecter à ses propres territoires intérieurs, car les images de Dimitra donnent des clés, confortent chacun à identifier son chemin.
C’est toute la puissance de cette authentique écriture poétique.
Exposition en cours à la Galerie Château d’eau à Toulouse jusqu’au 15 mai 2022
Ápeiron, le catalogue, est en vente à la boutique du Château d’eau
Ápeiron, le livre est publié dans une luxueuse édition par Origini Edizioni
Spot Home Gallery à Naples
Dimitra Dede, le site web
* tirages réalisés au Moon-prints Lab à Berlin par François Leblond, lui aussi familier de Toulouse puisqu’il était venu l’automne dernier y animer un atelier programmé par le Centre Culturel Saint-Cyprien
** Mayflies. Epuisé mais consultable au centre de documentation de la Galerie du Château d’Eau à Toulouse