Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre injustement méconnu.
Découvert avec la publication en 2001 de son magistral roman Les Soldats de Salamine, Javier Cercas est devenu l’une des grandes figures de la littérature espagnole et internationale. Dans Le Monarque des ombres, paru en France en 2018, il retrace la destinée de son grand-oncle maternel qui mourut, à l’âge de dix-neuf ans, le 21 septembre 1938, dans les rangs de l’armée franquiste lors de la bataille de l’Èbre. Il part donc à la recherche de celui qui a été « le héros officiel » de sa famille et son « héritage le plus accablant », rencontre les derniers témoins, explore les archives, interroge les siens.
« Quoi que tu écrives, les uns vont t’accuser d’idéaliser les républicains parce que tu ne dénonces pas leurs crimes, et les autres d’être révisionniste ou de farder le franquisme parce que tu ne présentes pas les franquistes comme des monstres mais comme des personnes ordinaires, normales. C’est comme ça : la vérité n’intéresse personne », lui confie à un moment son ami cinéaste David Trueba. Cercas se moque des préventions et des vérités officielles érigées par le vainqueur du moment. Il ne veut pas juger, mais comprendre et Le Monarque des ombres s’empare sans manichéisme d’une histoire collective autant que de destins individuels.
Ressusciter les morts
Il y a de la bassesse et de la noblesse, des fautes et des gestes de bravoure, des crimes et des sacrifices dans ce roman-enquête. Et Manuel Mena, le grand-oncle de l’auteur, incarne cet écheveau de paradoxes, d’ambiguïtés. Il combattit en première ligne, fut plusieurs fois blessés, connût « la noble, belle et ancienne fiction de la guerre peinte par Vélasquez, mais aussi la réalité moderne et horripilante peinte par Goya ». Peu avant de tomber au combat, le sous-lieutenant avait perdu nombre de ses illusions et ce désenchantement donne un autre sens à sa mort : « il mourait pour sa mère et ses frères et ses cousins et pour tout ce qui était décent et honorable. »
Au bout de l’enquête, il cesse d’être « une silhouette floue et lointaine, aussi raide, froide et abstraite qu’une statue » pour « devenir un homme en chair et en os, seulement un garçon digne qui en était revenu de ses idéaux, un soldat perdu dans une guerre qui lui était étrangère». « Manuel Mena, sans aucun doute, s’était politiquement trompé, mais je n’avais aucun droit de me considérer comme moralement supérieur à lui », écrit Cercas. Peuplé d’ombres, de fantômes, de secrets, de confessions chuchotées ou inavouées, Le Monarque des ombres rêve de rendre le passé réversible et de ressusciter les morts. Miracle que ses dernières pages, vertigineuses et émouvantes, accomplissent.
Le Monarque des ombres • Actes Sud