Le musée des Abattoirs expose à Toulouse « la Dame à la Licorne », ensemble de tapisseries du Moyen Âge prêté par le Musée de Cluny.
Un siècle après avoir trouvé refuge aux Jacobins – comme beaucoup d’œuvres parisiennes – pour échapper aux bombardements de la Première Guerre mondiale, « la Dame à la Licorne » fait son come-back à Toulouse pour être cette fois montrée au public. Cet ensemble de tapisseries du Moyen Âge conservé au Musée de Cluny, actuellement fermé pour travaux de modernisation, est en effet visible dans les salles du musée des Abattoirs face au fameux rideau de scène de Picasso « la Dépouille du Minotaure en costume d’Arlequin » (1936).
Directrice des Abattoirs, Annabelle Ténèze rappelle que «la tenture n’a été exposée que peu de fois en dehors de son écrin parisien depuis 1882 – de 1946 à 1948, à Amsterdam, Bruxelles, Londres et New York ; en 1973 à New York ; en 2013 à Tokyo et Osaka, et en 2018 à Sydney. Cet événement place ainsi Toulouse et la Région Occitanie au cœur d’un événement culturel sans précédent pour le territoire».
Considérées comme l’une des plus belles réalisations du Moyen âge, ces tapisseries auraient été tissées vers 1500, d’après les cartons de l’enlumineur et graveur Jean d’Ypres, à la suite d’une commande d’Antoine Le Viste, magistrat issu d’une grande famille lyonnaise et ayant notamment exercé en Bretagne. Traversant les siècles au gré d’héritages successifs, elles furent découvertes en 1841 par Prosper Mérimée, alors inspecteur général du patrimoine, au château de Boussac (Creuse) que la municipalité venait d’acheter.
Décrite notamment dans des ouvrages de George Sand, la tenture est acquise en 1882 par le premier directeur du musée de Cluny, et ne sera jamais montrée en régions depuis cette date jusqu’à l’exposition toulousaine. Elle inspire des auteurs comme Rainer Maria Rilke et plus récemment Yannick Haenel, et est visible dans les films de la saga « Harry Potter » ou dans « The French Dispatch », dernier opus de Wes Anderson actuellement dans les salles.
Œuvre complexe et «icône de l’art médiéval», selon la directrice du musée de Cluny Séverine Lepape, « la Dame à la licorne » est une allégorie des cinq sens : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher. Mais le mystère demeure quant à l’interprétation de la sixième pièce, la seule qui porte une inscription: «Mon seul désir» (photo). Sans exclure une signification dans le registre de l’amour courtois, la formule pourrait désigner le libre-arbitre: la femme à la coiffe apprêtée et aux vêtements recherchés renonce aux plaisirs temporels.
Leur veine poétique est accentuée par le fond de «mille fleurs» des tapisseries exhibant une flore abondante (fleurs, orangers, pins, houx, chênes) et par un bestiaire paisible (singe, chiens, lapins, héron, etc.). Ces fonds sont assez répandus à cette époque, mais l’usage d’un arrière-plan rouge est plus exceptionnel. Dans cette nature paradisiaque qui invite à la contemplation, la licorne est tantôt actrice et tantôt simple spectatrice ; accompagnée d’un lion, elle porte sur chaque scène les armoiries de la famille Le Viste. Le rouge et le bleu se côtoient sur les blasons des six pièces, alors que leur association étaient théoriquement interdite selon les codes de la science héraldique.
«Le Moyen Âge est aussi perçu comme une période émancipatrice, selon le terme de Clovis Maillet, médiéviste et artiste contemporain, et Thomas Golsenne, historien de l’art et maître de Conférences à l’Université de Lille, à qui une carte blanche de programmation a été confiée. Ainsi cette exposition est accompagnée de conférences, de rencontres et de performances qui donnent de quoi réviser les idées préconçues», prévient Annabelle Ténèze qui s’est employée à organiser un dialogue. Aux Abattoirs, les tapisseries sont en effet confrontées à des œuvres contemporaines pour engager une réflexion sur l’actualité du Moyen Âge et son héritage, ainsi que sur la figure mythique de la licorne.
Chaque proposition contemporaine ouvre alors une porte sur un enjeu différent: l’importance de la représentation et de l’affirmation féminine et féministe qui fait corps avec la licorne ; le rapport à la nature, parfois abordé sous l’angle du merveilleux, mais aussi associé aux enjeux écologiques actuels. Les artistes soulignent ici également la dimension collective de l’art au Moyen Âge, son répertoire de formes, d’histoires, mais aussi de techniques, comme la tapisserie et l’enluminure.
Jérôme Gac
pour le mensuel Intramuros