En coproduction avec le 23e Festival Cinespaña en 2018, la Cinémathèque de Toulouse proposait du 5 au 14 octobre un cycle consacré à Álex de la Iglesia, réalisateur réputé pour ses films complètement déjantés et pleins d’humour (lire l’édito de Franck Lubet, responsable de la programmation de la Cinémathèque de Toulouse et de Loïc Diaz-Ronda, codirecteur et programmateur du festival Cinespaña).
Avant la rencontre avec le public, j’ai pu demander lors de la conférence de presse à Álex de la Iglesia et son co-scénariste Jorge Guerricaechevarría s’ils voyaient une évolution de leur métier.
Avec le passage de la pellicule au numérique, ou le fait que les films ne sortent plus en salles mais se retrouvent directement sur des plates-formes telles que Netflix, ces évolutions modifient-t-elles votre façon de travailler, à l’écriture ou au tournage ?
Álex de la Iglesia : Non, absolument pas. J’ai été président de l’Académie du Cinéma en Espagne pendant 2 ans, et à l’époque, nous parlions beaucoup de cela, bien que, à ce moment-là, les plates-formes numériques n’étaient pas encore arrivées. Maintenant, on est train de le vivre : Roma d’Alfonso Cuarón a gagné à la Mostra de Venise, alors qu’il ne sortira pas en salles dans certains pays mais sera disponible sur Netflix. Alors, que pouvons-nous en penser ? Comme tout le monde, nous avons un goût assez prononcé pour le rétro, le vintage, le moribond, l’image jaunie, tout ça on adore ! Et évidemment le cinéma en salles en fait partie. Bien sûr, le fait de projeter ou pas un film en salles change le langage cinématographique. Et maintenant, nous allons assister à un nouveau changement de cinéma puisqu’il est possible de faire des films avec des iPhones, des téléphones mobiles. Mais cela ne me fait pas du tout peur, au contraire : j’accueille et je célèbre ce changement parce qu’il est inévitable et tout ce qui est inévitable est merveilleux !
Pour revenir sur la production cinématographique en Espagne, elle a vécu une renaissance gigantesque grâce à Netflix, Amazon, Movistar et toutes ces grandes plates-formes qui ont découvert qu’elles devaient investir et faire du cinéma dans chaque pays, car, oui, il y a un public qui est en demande. Ce sont les premiers à revendiquer un cinéma espagnol, ce qui était loin d’être aussi évident pour nos producteurs et nos distributeurs traditionnels. Et ça, c’est une joie, c’est une joie absolue.
Jorge Guerricaechevarría : Moi, je crois que c’est l’une des meilleures choses, mais comme tout, il y a du positif et du négatif. Je pense que nous avons vécu une épidémie, un excès de production avec les séries, et nous n’en pouvions plus : nous étions noyés sous leur nombre. Il y en a trop, c’est impossible à suivre. Mais en revanche, un avantage avec ces plates-formes numériques est qu’il y a des projets qui n’intéressaient pas les productions nationales, celles-ci disant qu’ils ne s’adressaient qu’à un public de marginaux, ou de geeks, peu nombreux en Espagne, ou même ici en France. Mais les plates-formes, elles, s’y sont intéressées, car le marginal se vend à un niveau international, donc un film marginal espagnol peut trouver un public très large si tu y ajoutes les marginaux de France, d’Allemagne, des États-Unis. Des projets jusqu’alors impossibles à produire en Espagne ont pu être tournés, donc les plates-formes valorisent cette part de marché.
Álex de la Iglesia : L’exemple le plus parfait est qu’il s’est passé des choses que nous n’aurions jamais pu imaginer, comme par exemple avec Verónica, un petit film d’horreur espagnol, très local, très difficile à faire si on regarde les canons habituels de la perfection, difficile à comprendre aux États-Unis ou dans d’autres pays car il parle de choses très concrètement espagnoles. Ce film a été un succès incroyable, surtout aux États-Unis. Pourquoi ? Parce que soudain Dwayne Johnson « The Rock », a vu ce film sur Netflix, et a twitté « Pop-corn et Verónica », et là boum ! D’un coup, tout le monde a été le regarder, et il a connu un immense succès : 14 millions de spectateurs. Le film est très bien en soi, mais Netflix globalise. Avant, un de nos plus grands défis était qu’un film puisse se voir à l’étranger, mais en Espagne, nous n’avons jamais été bons pour ça. Et voilà d’un coup, quelqu’un nous sort de notre problème, et nous place, boum, en première ligne. Le film peut alors intéresser n’importe qui, à condition que les gens accrochent au visuel, sur lequel ils cliquent pour voir le film.
* Pour rebondir, Netflix a encore investi des milliards cette année. S’il y a des pépites dans leurs productions, ne risquent-elles pas d’y être noyées ?
Álex de la Iglesia : Oui, bien sûr, sur Netlix il y a des choses merveilleuses et aussi des cochonneries, ainsi que beaucoup de films qui ne marchent pas. Mais ce qui est fantastique, c’est que tu as les mêmes chances de triompher et d’être vu que Rogue One de Star Wars. Tu te dis que s’ils ne regardent pas mon film, c’est parce qu’il ne leur plaît pas. Évidemment, je n’ai pas la même publicité avant la sortie de mon film que celle de Rogue One. Mais je suis là. Le problème n’est pas qu’ils ne peuvent pas voir mon film : ils peuvent le voir. Peut-être qu’ils ne sont pas au courant, mais ils peuvent le voir.
** Pour rerebondir, votre travail est reconnu en Espagne où vous avez gagné des Goya, mais en France votre public est un public de fans. Pensez-vous que ces plates-formes puissent vous permettre de sortir d’un public de fans à l’étranger ? Ou à l’inverse, vous enfermez dans cette image ?
Álex de la Iglesia : Non, je peux t’assurer que cela ne va pas être un problème. Mais ce qui est sûr, c’est qu’on va peut-être perdre cette auréole de mystère, ce truc du « difficile à trouver » qui plaît tellement aux fans. Quand on aime le cinéma, on adore tous parler d’un auteur iranien que personne ne connaît, qu’on admire son travail ou non.
J’imagine que nous pensons tous la même chose – n’importe quel réalisateur, et Jorge, comme toute personne qui se dédie au cinéma -, je considère qu’en ce moment, je fais plus ou moins 5 ou 8% de ce que je pourrais accomplir si j’avais les moyens de le faire. J’aimerais me trouver dans cette situation, où je disposerais de 100 % des moyens, car je n’aurais aucun problème à travailler dix fois plus qu’actuellement. Alors si les plates-formes numériques me donnent cette possibilité, elles sont les bienvenues.
En fait, savoir si les plates-formes numériques sont bonnes ou non, c’est aussi absurde que de refuser le MP3, le MP4, ou refuser l’existence, quand ils sont apparus, des Blu-ray… Tu ne peux pas, ça n’a pas de sens. Dire « le vinyle, c’est magnifique », ok, tout le monde les aime, mais mec, si tu restes bloqué aux vinyles, tu vas avoir de sérieux problèmes…
Et pour conclure, la rencontre en public avec Álex de la Iglesia et Jorge Guerricaechevarría à la Cinémathèque de Toulouse
Question posée en conférence de presse sur laquelle Louis-Mary Soler * de Radio Présence et Thierry Loiseau ** de Canal Sud ont rebondi, boum !
Un immense merci à Nolwenn Le Tallec pour sa traduction et sa relecture si précieuses, besos y abrazos . Nolwenn qui en plus d’assurer les traductions s’occupe aussi de la compagnie de théâtre Rouge Cheyenne.
Merci tout aussi sincère à Alba Paz Roig, Loïc Diaz-Ronda et Lisa Abramé du Festival Cinespaña, Franck Lubet, Frédéric Thibaut, et Pauline Cosgrove de la Cinémathèque de Toulouse.